La révolution souterraine des Digital Humanities. (1) Pour une refondation de la critique des sources.

L'apport des digital humanities aux disciplines de sciences humaines est encore largement sous-estimé. Envisagées comme outil, les technologies du numérique sont souvent envisagées avant tout comme outil, destinées à mettre en valeur, clarifier, publier, interroger les sources plus ou moins anciennes. Mais on n'a pas encore suffisamment souligné le rôle de créateur de données des technologies du numérique. Ce rôle en est d'ailleurs à ses débuts, il se décline de multiples façons, suivant une évolution des processus de création des données au fil de la construction du web. Je voudrais consacrer les prochaines notes à la description de ces différents processus.

Il convient d'abord de distinguer, de manière purement artificielle, les documents des données. Cette distinction, je ne l'ai pas inventée: elle est maîtrisée par les spécialistes du web de données. Mais je remarque qu'elle n'est pas du tout répandue chez les historiens (en tout cas ceux que je connais), qui confondent souvent document et donnée ou qui se focalisent sur le document. C'est cependant une distinction opératoire et nécessaire.

Par documents, j'entends les « sources primaires » mais aussi les « sources secondaires », tout document produit et structuré par l'homme. Le document, c'est la source de l'historien, de l'historien de l'art, de l'archéologue, créée en un temps T et découverte par le scientifique. C'est le texte ou le manuscrit du littéraire ou du linguiste. Cette première distinction est essentielle pour le chercheur : la critique documentaire, dite historique, ne s'applique qu'au document. C'est la base de son travail. Le document peut également être le travail scientifique produit et publié par le chercheur. Lui aussi peut et doit faire l'objet d’une forme de critique historique. Le document est donc une entité réelle et concrète qui délivre un message composé d'informations multiples.

Les données sont, telles que je les envisage, toute information contenue dans les documents, sous quelque forme qu'elles soient ; ce sont les « data », qui peuvent être lues humainement ou seulement mécaniquement, qui peuvent exister et être manipulées indépendamment des documents qui les contiennent, qui peuvent être produites par déduction, induction ou par imagination humaine comme mécanique. Les données sont l'état intermédiaire entre la source et la problématique du chercheur, mise en œuvre. A l'époque pré-électronique, la donnée était mise en fiches, extraite des sources/documents par les chercheurs. Une fois les bases de données apparues, le chercheur a vite (?) compris l'intérêt d'éclater le document en données, de le faire exploser en autant de fiches, de champs que le cerveau du chercheur pouvait concevoir : autant de données. La donnée existe et n'existe pas, elle peut n'exister que le temps d'un calcul de processeur et d'un affichage virtuel. C'est le produit de la ruminatio médiévale.

Lire et comprendre les sources: au carrefour des mondes

La brusque explosion de communication scientifique, depuis deux ans, autour de la plate-forme Hypotheses a permis à bon nombre de jeunes chercheurs de sortir de l'ombre numérique. Parmi eux, Frédéric Clavert qui est le grand artisan numérique du CVCE à Luxembourg, "le" centre digital humanities luxembourgeois.

Il vient de publier une très jolie note sur le rapport de l'historien aux sources et notamment aux sources numériques ou par le biais du numérique -pour commenter son titre un peu elliptique.

Il y distingue une approche close reading-distant reading de la source et une autre approche computationelle-humaine, plaidant pour une mise en oeuvre de tous ces différents niveaux de lecture. C'est fort sage. Je voudrais commenter en m'appuyant sur mon expérience de médiéviste…

Il est essentiel, évidemment, le rapport à la source, au document primaire, initial, qui est censée être la "trace" du passé, le "témoin" (et en ce sens, je lance une pierre dans le jardin d'Agnès Callu dont je discuterai le triangle "objet-témoin-historien"  dans une prochaine note). Ce contact direct doit être quasi charnel, physique. Je plaide toujours pour une connivence totale avec nos sources, mêmes si leur contenu est parfois moralement discutable, comme les comptes rendus de réunions de discussions de dignitaires nazis de Frédéric Clavert. Cette relation intime est une condition pour permettre de la comprendre. Impossible de saisir ce qu'est un censier médiéval -ce document faisant le point sur l'état des revenus en cens et rentes d'une institution au Moyen Âge- si on ne s'immerge complètement dedans. Je m'inscris en faux contre les "picoreurs de données", qui sautent de source en source pour y glaner un épi par ici, un épi par là, sans se poser la moindre question sur les sources qu'ils moissonnent.

Alors, après le close reading, le distant reading: autant le “close” doit être très “close”, jusqu'à la fusion, autant le “distant” va de soi et est très progressif. Reprenons le censier médiéval. On a là un gros codex très poussiéreux, très sale, sans plan apparent, sans cohérence interne évidente. Il faut partir des notices, comprendre la structure d'une notice puis prendre du recul lentement: comprendre l'insertion de la notice dans la page… puis reculer encore: comprendre l'insertion de la page dans la "partie"/le cahier… Puis l'articulation des différentes parties entre elles. Faire des aller et retour en continu entre critique externe et interne, entre la donnée et le document. Puis reculer encore et contempler l'objet "codex censier", l'analyser en tant que tel, ses traces d'identité, d'usage, de conservation, d'insertion dans des séries archivistiques. Remonter alors à l'ensemble archivistique, replacer le tout dans son contexte de production et d'utilisation: trouver côte à côte des censiers et des comptabilités liées à ces cens et rentes perçus/dus n'est absolument pas anodin. La logique archivistique a un sens en histoire. Il faut alors la ramener, d'encore plus haut, à l'institution ou aux institutions qui produisent, utilisent, conservent ces archives. La distant reading n'est donc pas une simple prise de champ, c'est une véritable opération de grande ampleur, à différents niveaux.

Evidemment, on ne peut distinguer cette prise de champ de l'analyse humaine/computationnelle. L'analyse humaine tout comme l'analyse computationnelle sont elles aussi avant tout affaire de lecture à des degrés divers de distance. Par ailleurs, il me semble impossible de distinguer les deux analyses humaine et computationnelle, comme l'explique aussi Claire Lemercier dans son commentaire. Toute étude menée à l'aide des outils d'analyse informatique doit être conçue par l'homme qui y applique les règles de critique à l'entrée et à la sortie. Les outils du numérique sont… des outils. Et s'il est vrai que les sources nées numériques peuvent faire l'objet d'analyses numériques, quantitatives même, à différents niveaux, remarquons que les sources nées non numériques peuvent aussi être traitées de la sorte.

Enfin les médiévistes n'ont cependant pas attendu Franco Moretti pour étudier les textes et les manuscrits avec les outils du quantitatif. Les travaux d'Ezio Ornato et plus largement ceux du collectif de la Gazette du Livre Médiéval ont défriché le terrain amplement dans les années 80 du XXe s. Mais le quantitatif vivait ses derniers feux alors. Il rentre par la fenêtre du numérique ici: c'est fort bien et j'en suis heureux. Il serait intéressant d'étudier la nouvelle approche quantitative post-Moretti en la comparant et en la nourrissant de l'expérience des quantitativistes médiévistes et pré-modernistes dont les travaux ont commencé voici une trentaine d'année.

Ce qui me réjouit et qui transparaît des travaux en DH ces derniers mois, c'est le retour à la source, au document: le défi est de taille pour les contemporanéistes placés face à la massification documentaire de leur période de prédilection. Il semble plus complexe que celui des médiévistes. En fait, il n'en est rien: les problèmes d'échelle restent les mêmes et les silences documentaires sont encore plus cruels, sans oublier le plus passionnant: l'impossibilité de contempler (et donc de comprendre) le témoin. Retour à la note d'Agnès Callu et donc… à suivre! En attendant, je plaide pour une discussion critique plus forte que jamais autour des sources, entre médiévistes et contemporanéistes…

A Fréjus, le quatrième jour: le digital diplomatist

J'ai enfin compris pourquoi l'édition électronique m'attirait autant: la réflexion sur le document numérique, la réflexion sur le balisage de type Text encoding initiative: ce n'est rien d'autre que de la diplomatique, de la codicologie aussi ; l'analyse des digital humanities met en jeu des concepts critiques déjà mis en jeu dans les pratiques héritées de dom Mabillon. Les digital humanities tentent de préciser le format des données, le balisage formel, qualifiant le contenu au plus profond, décrivant la structure textuelle, caractérisant la matérialité naturelle du document, le tout couplé aux métadonnées des fichiers les plus pointues (de Dublincore à Mets en passant par Onyx). Les cadres de référence pour établir ce balisage sont à la fois liés au document générique -s'il s'agit d'éditer un document ancien, on prendra en considération sa matérialité et sa structure textuelle originelle- mais aussi aux objectifs poursuivis dans l'édition numérique (édition complète, visible, aisée à prendre en main, interrogeable de telle ou de telle façon…). Une fois cette caractérisation numérique définie, aboutie, le "digital humanist" se l'appropriera afin de produire son édition électronique.

De leur côté, les disciplines anciennes que constituent la diplomatique ou la codicologie tentent de caractériser et de comprendre les mêmes éléments -ou des éléments comparables- mais pour des documents anciens, qu'ils soient médiévaux ou non: on analyse le support matériel, les dimensions, les éléments d'écriture, la mise en page, la mise en forme du texte, les formules juridiques ou techniques du texte lui-même, les élements de validation ou de datation, les traces de classement et de rangement, etc. Caractériser, mais aussi comprendre: mettre en contexte ces constatations du point de vue historique, les expliquer, les justifier ou s'en étonner.

Entre l'ancien et le nouveau, entre le travail du diplomatiste sur ses chartes et celui du digital humanist sur ses données numériques, les similitudes sont apparentes. Mais le lecteur l'a bien compris: il y a aussi une gigantesque différence, stimulante comme c'est pas permis. Le diplomatiste s'affronte à un document ancien et doit analyser sa structuration afin de comprendre et expliciter ses objectifs explicites ou implicites ; le digital humanist doit structurer un document en fonction d'objects prédéfinis par lui-même ou par d'autres. Le diplomatiste doit reconstituer les processus d'écriture et de composition dans une perspective de compréhension et d'explicitation de l'histoire; le digital humanist décompose le document, le structure et le restructure, en fonction de ses objectifs de recherche et d'édition électronique. On pourrait presque dire que le digital humanist fait de la diplomatique vivante, pratique!

A Fréjus, le troisième jour: de Lou Burnard à Lou Burnard

Ecole thématique de Fréjus, sur le document numérique en SHS, troisième jour. Apprendre les grammaires. Text encoding initiative, Encoded archival description. Je ne suis pas un spécialiste des digital humanities, plutôt un de ces scholars dont parle Lou Burnard. Cela fait quand même presque dix ans que je m'intéresse aux rapports tumultueux entre les disciplines des sciences humaines et le numérique -ce qu'on appelait alors « l'informatique » puis ce qu'on a appelé « les nouvelles technologies », ce qu'on appelle maintenant les « digital humanities » et les éditions électroniques (on est en recherche de nouvelles appelations, moins ambigues, moins déterminantes, avis à la communauté). Les pas de géant accomplis depuis dix ans dans la prise en compte (« l'appropriation ») par les chercheurs de ces humanités numériques sont impressionnants, ils sautent aux yeux ici. En 2002, nous tentions de coder des textes anciens avec l'ancêtre du module « manuscrits » de la TEI, cela s'appelait Master alors: qu'est-ce qu'on souffrait, triturant nos neurones en tentant de baliser des morceaux de textes. Ici, Fréjus, octobre 2008: tout le monde « balise » avec bonheur et célérité, quelques interrogations mais pas de prévention, pas de retenue. Six ans ont passé, le « digital turn » est bien là. Désormais, nous naviguons tous dans le même paquebot, avec le pied marin.

Lou Burnard, le pape de la TEI, m'a tout à l'heure envoyé un message historique qui provient de la « crypte » de la TEI, à la suite d'une table ronde qui s'était tenue à l'IRHT, en novembre 1989. Il s'adressait alors, le 20 novembre 1989, par email à ses collègues d'Oxford et transmettait le texte de sa communication, en français. Je la reproduis ci-dessous, sans toucher à rien (j'ai juste redressé les problèmes d'accents du vieux word perfect).

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Via:      UK.AC.OX.VAX; 20 NOV 89 12:57:44 GMT

[…]

From:     Lou Burnard  […]

To:       U35395 […]

Subject:  des nouvelles de paris

[Just returned from pleasant couple days in Paris where I spoke at a one-day affaire organised by the IRHT folks. They paid my expenses but not travel, so I hope the budget can stand an extra 66 quid for my train fare. will post a short englang summary shortly, time permitting. I thought you might like my speech for the archives anyway. Sorry about the accents – blame it on WordPerfect

   — Lou ]

C'est pour moi un grand plaisir de me trouver encore une fois à Paris et vous dire quelques mots au sujet de la standardisation des textes electroniques, sujet déjà traité dans un volume récemment publié par le CNRS grâce aux efforts de notre hôte, Lucie Fossier, et de JP Genet. Ce sujet constituait le thème d'une conférence tenue au LISH en 1987, où des experts français, allemands, suédois, italiens (et même quelques amateurs anglais) ont discuté les possibilités de la standardisation et d'échange des bases de données historiques.

On a parlé surtout des immenses variations parmi les sources historiques et des préconceptions inévitables de ceux qui les transformaient en forme analysable par ordinateur. Pour maîtriser ces immenses volumes d'octets, qui menacent de nous submerger, l'historien doit toujours comprendre les sources d'où elles parviennent. Evidemment, on n'échappera jamais aux erreurs de transcription et de codage, non moins genantes et peut-être plus fréquentes dans les labos d'aujourd'hui que dans les scriptoria d'antan. Mais ce genre de problème est assez bien connu, et au moins est-il susceptible d'être résolu. Plus serieux, me parait-il, sont les problèmes d'interprétation. Lorsqu'un historien du moyen-âge se met a codifier (disons) les métiers (ou meme les noms) attestés dans une source quelconque, assurément il ne prétendrait jamais que les mêmes codes serviront à codifier une source de la renaissance, ou une autre source. Pourtant, le but de la standardisation ne serait-il pas de permettre exactement ce genre de comparaison? A quoi bon échanger nos textes et nos bases de données sans accord au sujet de leurs fondations théoriques? Ce qui nous manquait dans nos discussions il y a deux ans, c'était une metalangue pour décrire ces fondations,une terminologie neutre qui jouera pour les textes la meme rôle que les méthodes d'analyse de données bien connues dans le monde de l'informatique. Car il ne suffit pas simplement de réproduire (même exactement) les mots seuls d'un récit pour le comprendre et pour s'en servir. Saisir un texte est toujours et doit toujours être l'interpreter.

Si j'insiste sur ce point, c'est parce qu'il existe partout – regrettablement – des fanatiques d'informatique qui vous assureront qu'une fois saisies sur support magnetique, une fois gerées par logiciel, les données textuelles se transformeront en réalite objective. C'est faux, mais pas entièrement. Car, si on inclus dans cette saisie l'éxpression en langage standardisée des interprétations que l'on veut porter sur les données – si on exprime et les données elles- mêmes et la structure dans laquelle on les croit fonctionner – on atteindra peut-être le niveau de l'objectivité. On pourrait donc au moins comparer les mots appartenants aux métiers selon M. Untel avec ceux qui fonctionne sur le meme plan selon Mlle. Unetelle. On pourrait vérifier dans quels genres de textes de tels mots se trouvent, pour en construire de nouveau une typologie. Ces comparaisons exigent, assurément, un accord entre les gens au sujet des fonctions textuelles qui doivent être distinguées – et c'est sur cette tâche non negligeable que nos efforts devraient se concentrer.

Dans le cours de hiver 1987, j'ai eu le plaisir (un peu douteux du point de vue météo) d'assister à une autre conférence sur la standardisation qui avait lieu à New York. Là, il n'était plus question de la possibilité de standardisation des formats électroniques des textes, mais plutôt d'une nécessité absolue. Cette conférence, organisée par l'Association for Computers and the Humanities, réunissait les représentants d'une trentaine de grandes organisations et sociétés de récherche américaines et européenes, et aussi de la plupart des archives et des collections de textes électroniques connues sur le plan mondial. A la surprise géneral, on constata unanimement les résultats désastreux de l'absence d'une méthode d'encodement universellement consentie. Chaque projet important ayant dû découvrir en partant de zéro ses propres solutions à des problemes fondamentalement semblables, on voyait partout un gaspillage des moyens restreints et un veritable méli-mélo de codages. On ne s'attendait plus à une cacophonie – on l'avait.

De cette conférence, grâce aux efforts d'une petite bande de fanatiques, dont j'ai l'honneur de faire partie, est née la Text Encoding Initiative, un effort vraiment international, financée par le National Endowment for the Humanities et par la Communauté Européene, mais dirigée surtout par la communauté internationale des chercheurs. Cette initiative a pour but l'élaboration et la promotion d'un ensemble de "guidelines" – lignes directrices – pour la préparation et l'échange des textes éléctroniques dans la recherche, dont la première version sortira en juin 1990. Malheureusement le temps me manque pour vous expliquer toute la structure de l'entreprise, pour interessante qu'elle soit pour les amateurs des structures byzantines. Pour simplifier, je ne dirai que deux mots sur ses principes.

D'abord, il faut distinguer les recommendations sur deux plans – le "quoi" et le "comment". Par le "quoi" j'entends les traits des données textuelles – quels eléments des discours étudiés – devraient etre signalés dans une texte; par le "comment", la manière de les signaler. Je ne dirai pas grand chose sur ce dernier: heureusement, il éxiste déjà une métalangue standardisée, élaborée par les informaticiens pour décrire les codages divers dont se sert l'édition électronique. Cette langage, la SGML (Standard Generalised Markup Language) est déjà acceptée par la ISO et ça serait vraiment bête de la réinventer. C'est un langage qui a été

inventé exprès pour décrire les structures des textes, indépendement et de leur réalisation et de leur application. Tout ce qui nous concerne à son égard est que ses pouvoirs soient à la hauteur des besoins des chercheurs en sciences humaines – une race, je le dis avec fierté, à la fois éxigeante et tetue.

C'est plutot le "quoi" de nos efforts que je voudrais porter a votre attention.  Il s'agit de définir un ensemble minimal de traits textuels, sur lequel on peut etre d'accord. Avec ce minimum on peut garantir notre premier but: l'échange et l'integration consequente de textes preparées en des lieux différents pour des recherches diverses.  On peut également garantir de traduire en ce format les grands masses de textes déja existantes dans le monde, pourvu qu'elles reconnaissent l'éxistence de cet ensemble minimal de traits.

Définir cet ensemble est le travail de trois des quatre commités operatifs de l'Initiative. Un commité s'occupe des traits relatifs à la description bibliographique des sources textuelles; un autre des traits conventionellement réalisés physiquement, par exemple l'orthographe, les structures telles que les paragraphes, les titres etc. mais aussi les structures formelles de certain genres de récit litteraire; le troisième vise tout le plan interpretatif. Pour commencer, ce commité énumerera les traits linguistiques – la phonologie, la morphologie et le syntaxe par exemple.

On sait bien que les standards ne s'imposent pas: ils doivent être acceptés, même voulus, et par tous. Il faut donc que nos "Guidelines" soient extensibles et qu'elles soient capables de soutenir différents modèles théoriques. Il faut aussi qu'elles soient créées par la communauté intellectuelle qui en jouirra.

Si vous voulez participer à nos efforts, n'hesitez pas – on a besoin de vos connaissances!

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Je remercie Lou de m'avoir permis de publier cette communication ici, à quasi vingt ans d'intervalle. On mesure maintenant le chemin parcouru, les avancées prodigieuses et les questions ou problèmes qui subsistent. Rule Britannia !

A Fréjus, le deuxième jour

Ecole thématique de Fréjus, sur le document numérique en SHS: je sors du Moyen Âge (mais pas complètement) pour rentrer en récollection numérique. Présentes, une quarantaine de personnes des sciences humaines. Leur « apprendre » les humanités digitales, promouvoir l'échange, construire la communauté des « digital humanities ». Je ne détaillerai pas ici l'état d'avancement des travaux, je vous renvoie au site de l'école, mis à jour en quasi-live et à la page facebook.

De plus en plus je suis convaincu que le « digital turn », le passage au numérique, est beaucoup plus déterminant que ce que la communauté scientifique imagine. Les lecteurs du blog savent qu'une de mes obsessions est la rédaction d'un manuel de critique appliquée au document numérique. Le projet vient d'avancer brutalement. Tout ceci grâce à un exposé que nous avons quasi-improvisé, Christophe J et moi-même, en six ou huit heures, au volant de la voiture qui nous a fait traverser la France, un projet que nous avons présenté hier soir, dans un état d'excitation scientifique assez avancé. Nous avons voulu décomposer le processus de création de la source, du document, son passage au numérique, sa transformation en données et son passage au broyage des applications. Nous avons voulu conceptualiser de manière pointue, mode « Michel Foucault » activé, dans une perspective de déconstruction et reconstruction intellectuelle. Nous avons mis en avant le continuum de production et de transformation du « document natif » au « document numérique »: le document numérique est un avatar du document originel ; la meilleure façon de prendre en considération toute la structure complexe de ce document, c'est de le qualifier, de le gloser en XML TEI. Voilà qu'on recueille le regard bienveillant de Lou Burnard. Et soudain on se rend compte qu'il fait grand soleil à Fréjus.

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Apprendre le « métier d’historien »

Plusieurs semaines de silence, certes, mais bien occupées. Les pages de ce blog ne sont pas restées sans visiteur d’ailleurs, et deux ou trois commentaires à mes dernières notes m’amènent à réagir, comme il se doit. Certes, je n’ai pas été de main morte dans cette note sur l’histoire et les amateurs. Coup de gueule face non pas aux sites eux-mêmes, mais plutôt à la publicité que l’on en a fait, sur France Culture, sur MediaTIC : ces derniers medias, pensais-je (naïvement ?), sont censés être tenus par des spécialistes qui ont le conseil soigné, fouillé. Il y a de bons spécialistes à France Culture, j’en suis certain, comme il y en a sur MediaTIC, je pense (j’espère). Mais sont-ce des spécialistes, ceux qui ont loué les qualités ineffables des deux sites que j’ai moi-même portraiturés? Comme je le disais, si je pense qu’il est bon que l’histoire plaise et soit rédigée par des amateurs, je considère comme inacceptable que l’on confonde les genres et que l’on encense comme « du vrai moyen âge » celui mis en scène par une volée de cabotins qui cherchent d’abord à s’amuser.

Soit. On me demande : « dites-nous quoi lire », avec un petit sourire au coin de la bouche, car vous savez hélas que je n’aurai pas le temps ou le courage de répondre à toutes ces demandes pour savoir « quoi lire ». Et pourtant, elles sont bien légitimes, ces demandes. Alors je vais faire mieux qu’y répondre ponctuellement. Je vais tenter de vous expliquer la base de la formation d’historien –car c’est un métier, n’en déplaise à la « parisienne exilée », qui a retenu davantage de ses années d’études que l’examen passé devant le méchant méchant Pierre Chaunu, j’espère… Cela fait déjà un an et demi, deux ans peut-être que j’ai promis à la blogosphère un petit manuel de critique du web. Je vais faire mieux : je vais, au fil des semaines qui suivent, vous distiller un manuel de critique historique basé sur ma formation, mes lectures, mon expérience si elle peut être utile. La critique historique s’apprend, on ne devient pas critique en le disant : cette critique fondamentale dont je tenterai de vous expliquer les rudiments vous permettra probablement de choisir les bons livres, de choisir les bons sites, de distinguer le vrai du faux, de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie…Un manuel qui vous permettra de voir que l’internet est un support aussi noble et pérenne que le papier pour y inscrire l’histoire vécue et l’histoire des historiens (la recherche historique) : la meilleure preuve étant que l’un et l’autre doivent passer au crible de la même critique historique, ni plus, ni moins. Un manuel perfectible –et j’inviterai mes collègues historiens qui me lisent à consciencieusement décortiquer et redresser mes propos s’ils prêtent le flanc…à la critique ! Un manuel, un guide. J’espère qu’il vous permettra de comprendre les méthodes de l’histoire mais aussi pourquoi faire de l’histoire, pourquoi ce n’est pas un simple passe-temps inutile mais une discipline essentielle.

Un Moyen Âge de pacotille

De toute éternité, des hommes se sont emparés de l’histoire. Au fil des siècles et de l’emprise du scientisme, l’histoire s’est professionnalisée. Ils ont appris des techniques, acquis des savoirs qui leur permettent de mieux appréhender le passé que ne le firent nos ancêtres. A côté de ces professionnels de l’histoire, on a toujours compté avec des historiens « amateurs », passionnés qui se frottent au passé avec plus ou moins de bonheur : au XVIIIe, XIXe et dans la première moitié du XXe s., des érudits locaux ont fait avancer la connaissance de l’histoire d’une manière essentielle. Instituteurs, avocats, notaires, médecins… tous maîtrisant les langues passées avec un bonheur inégal, consacrant leur temps libre à lire les anciens et à s’immerger dans les flots d’archives grises pour y faire l’histoire de leurs ancêtres, de leur village, de leur église… Si on se défie de leurs travaux parfois, on en tire toujours un profit, même minime : ils ont vu les documents et ont été comme des défricheurs, dressant des tableaux généalogiques, jetant les bases d’une histoire des événements locaux. Ils ont nettoyé le terrain pour les professionnels. Les généalogistes de nos dernières décennies peuvent encore, pour certains du moins, jouer ce rôle, à condition qu’ils ne se contentent pas de dresser des tableaux secs et sans âme.

Mais une autre race d’ « amateurs » a vu les jours, depuis quelques années : obsédés par un passé qu’ils rêvent encore plus qu’ils ne l’imaginent, ressassé par les téléfilms et la littérature à grand tirage dont ils sont gavés, ils s’enlisent dans une admiration bornée pour des figures expressionnistes. Ils recréent le Moyen Âge, ils font leur moyen âge. Les tournois de chevaliers, les ripailles des banquets, les cours d’amour, les massacres de gueux, les bûchers de sorcière, les instruments de torture : nous y sommes. Et cela plaît ! Dans les murailles de Carcassonne, telle ou telle boutique qui se dit « musée » vous propose un aperçu de la torture médiévale ; vous verrez à Orléans, au printemps, une fête médiévale où des guignols nippés en « chevaliers » tournoient en jurant et ferraillant comme dans « les visiteurs ». Et ailleurs encore…

Et sur le web, des sites, parfois sous forme de blog, exhalent ces mêmes relents qui m’indisposent. Peut-être est-ce cela que le monde croit devoir attendre de nous, médiévistes professionnels : faire de la petite histoire, écrire du pipole moyenâgeux, notules qui flattent les plus bas instincts et émoustillent le chaland. C’est bien ce qui se vend, c’est ce qui se vend bien. J’ai été surpris de voir plusieurs de ces sites mis en avant ces derniers temps : medievaliste, blog amateur et fier de l’être, qui remue beaucoup de vent, guère de contenu et sans grande critique, mais qui plaît…Passe encore, il semble assumer son statut… Un autre, plus vide encore vide et désespérément plat et vulgaire, a été repéré et mis en avant il y a quelques jours par Etolane, de Mediatic : c’est surtout celui-là qui m’a choqué… J’ai été surpris et déçu : jusqu’ici, ce genre de petit site ou de blog restait confidentiel, comme les skyblogs ou les blogs-journaux intimes. Mais les voilà poussés à l’avant-scène (oh, je sais, c’est tout relatif… mais quand même !). On me parlera de rapport « offre-demande », de la liberté d’expression, de la mainmise intolérable des professionnels –pourquoi pas de leur jalousie ?– sur la discipline…  Qu’importe, tout est dans ce dernier mot, « discipline ». Discipline : avec ses règles et son ordonnancement, avec son apprentissage et sa mise en pratique. C’est un métier, historien. Feriez-vous confiance à un amateur qui vous donnerait des conseils de médecine sur le web ? Ceux qui ont déjà voulu, sans l’être, jouer à l’avocat sur le blog de maître Eolas savent que le droit, c’est une discipline : le patron de la boîte le fait justement sentir dans ses commentaires. L’histoire, c’est la même chose.

Ah, on me dira : mais faites-le, rétablissez la vérité, dites-nous comment se passaient les tournois, les persécutions, les banquets… ? au lieu de vous plaindre, parlez-nous de ce vrai Moyen Âge ! Mais je le fais, nous le faisons tous, nous professionnels. Pas sur ce blog, certes : ce n’est pas son objectif que de vous recopier des passages des travaux de mes collègues ; j’ai déjà assez dit ce que je veux y faire. Mais lisez-les, mes collègues ! et pas seulement sur les blogs ou sur le web ! Lisez les revues comme l’Histoire ou même Historia… Lisez les grandes synthèses, les notices de dictionnaire écrits par des professionnels, les monographies de spécialistes. Introuvables ? Entrez dans n’importe quelle bonne librairie de province, interrogez le libraire, écumez les rayons, lisez les 4eme de couverture et évitez lorsqu’on vous dit que l’auteur est « journaliste » ou soi-disant « spécialiste » touche-à-tout qui a écrit un ouvrage sur Jules César, un autre sur les druides, un autre sur le trésor des templiers et un dernier sur l’historicité du Da Vinci Code, défiez-vous des vieux épouvantails trompeurs comme Régine Pernoud… Les codes, vous les décrypterez vite : un historien est d’abord et avant tout un professionnel ou travaille avec des professionnels. Pas de miracle. Il y a bien quelques excellents historiens non professionnels –heureusement !- , mais on les compte sur les doigts d’une main. Et quand vous les aurez trouvés, essayez de les lire. Jacques le Goff, plus difficile à lire que Dan Brown ? Possible, mais si vous passez deux fois plus de temps à lire du Le Goff, au moins, vous fermerez l’ouvrage avec un nouveau vrai savoir, un gai savoir. Vous cherchez la vérité ? Cherchez-la vraiment.

Il faut sauver les skyblogs

Quatre millions de Skyblogs, ces blogs « très grand public », en grande majorité publiés et squattés par les ados et les djeunz. Il y a plusieurs blogosphères (un de mes vieux leitmotiv), au moins deux, et celles-ci ne communiquent pas. Deux mondes à part, l’un est celui des intellectuels de tout poil ou auto-considérés comme tels, qui ont trouvé dans le blog un moyen de faire passer leurs « messages », de transmettre leur vision du monde et, pour les plus ambitieux, leurs propositions pour le transformer. L’autre est celui de ces « jeunes », des skyblogs et des autres plateformes où les weblogs sont le moyen de se dire, de se présenter et de présenter ses amis, d’exprimer des goûts musicaux ou filmographiques, des états d’âme, des expériences de vie toute simple, des désirs désordonnés… avec le but de créer des communautés autour des « comm’s », évidemment. Eminemment narcissiques (comme tous les blogs, mais ici c’est encore plus fort), ces skyblogs disent les canons esthétiques, amoureux, culturels… –sociaux– tels qu’ils sont perçus par toute une strate de la société, une strate essentielle. Pour l’historien (et le sociologue déjà), ces skyblogs sont ou seront des mines d’histoire sociale. Bien davantage que les blogs « intellectuels » qui naviguent d’ailleurs dans un milieu très endogamique, une bulle un peu dorée.

Je comparerais la situation à celle des sources qui nous viennent du Moyen Âge. Nous n’avons gardé comme sources qui parlent de la vie de tous les jours, à cette époque, pratiquement, que les textes émanés d’intellectuels : chroniques, biographies, romans… produits par les quelques privilégiés qui avaient accès à l’écrit et ont su l’utiliser. La vie au quotidien de la très grande majorité de la société nous échappe complètement, elle n’a presque jamais fait l’objet de mise par écrit. Pas ou pratiquement pas de petits récits de soi ou sur soi, pas de journaux intimes, pas de textes produits par le commun des mortels, loin de l’écrit et de ses instruments (papier ou parchemin hors de prix…). L’historien est obligé de reconstituer la vie au quotidien et les aspirations, les désirs, les angoisses, les joies de la société au travers des sources des intellectuels, des traces archéologiques ou des contrats conclus alors…

Les skyblogs constituent donc un formidable réservoir d’histoire, très complexe à étudier probablement, mais d’une épaisseur heuristique considérable. Si on veut écrire, dans dix, vingt ou cent ans, l’histoire d’une partie essentielle de la population d’Europe occidentale dans la première décennie du XXIe siècle, ce sera une source majeure –bien davantage que les autres blogs d’ « intellectuels ». A condition que les skyblogs survivent ou soient archivés. Si ce n’est pas le cas, ce seront quatre millions –au moins– de sources qui disparaîtront et tout un pan de l’histoire de la jeunesse qui sera bien plus complexe à écrire. Il faut sauver les skyblogs.