Michael Clanchy

On néglige trop souvent la richesse de la langue anglaise. Ainsi, le verbe « mourn »[1]. Il dit que l’on est triste, longuement, profondément, comme si quelque chose se déchirait lentement. Une mélancolie qui s’installe, ni morbide ni désespérée ni triviale, les yeux tournés vers l’intérieur. Pas de drapeau noir planté, malgré tout, mais une douce tristesse, des souvenirs, memories. Et une envie de dire tout cela.  I am mourning Michael Clanchy’s death.

Nous avons toutes et tous des maîtres. Pas des dictateurs de pensée ou des conducteurs sectaires, plutôt des maîtres dans le vieux sens dont usaient les intellectuels de la seconde moitié du 20e s., affectueusement : des maîtres qui nous ont mis la main sur l’épaule, qui nous ont hissés, nous ont tirés. Pour certains, nous nous souvenons de leurs séminaires et des verres pris après ceux-ci, des soupers joyeux. Surtout nous avons lu et admiré leurs textes, nous les avons écoutés avec enthousiasme, marquant notre mémoire avec les idées qu’ils ou elles donnaient généreusement. Un maître est à la fois un soutien, un proche, un ami respecté, généreux, brillant, admiré. La relation avec un maître est faite de joie, d’amour, de respect et d’altruisme.

Aucun maître ne vient te dire : « je suis ton maître ». C’est toi et toi seul qui le choisis, qui fais de lui ou d’elle ton maître. Tu ne lui demandes pas la permission, rien à voir avec la relation du maître et de l’apprenti, ce ne peut pas être ainsi, on ne signe pas de contrat et on n’échange pas de sang. C’est une affaire de parenté intellectuelle et spirituelle, des liens invisibles qui se tissent, certains à sens unique, d’autres partagés et renforcés.

Avec Michael Clanchy, j’ai jeté les premiers liens, je me suis attaché profondément à l’œuvre, puis au chercheur, au savant et à l’homme et les liens se sont tissés, je crois, dans les deux sens. Michael Clanchy est décédé le 29 janvier 2021, quatorze jours après Joan, son épouse, dans un unisson amoureux qui dit tout de la ferveur humaine de mon maître.

Ce n’est pas le lieu de faire ici l’histoire de la carrière scientifique et universitaire de Michael Clanchy, elle a été retracée avec précision et chaleur par ses amis de Londres, de Glasgow et d’Utrecht. Je préfère écrire ici ma relation toute particulière, comment tout a commencé, comment tout s’est passé et comment il a contribué à changer ma vie. Ce que je lui dois. Je sais que je n’étais pas le seul : l’avalanche de réactions à l’annonce de sa mort a montré combien il a joué un rôle essentiel dans la vie de centaines de chercheuses et de chercheurs.

Tout a commencé le 17 novembre 1997, quand j’inscris dans ma base de données de thèse la référence bibliographique de From Memory to Written Record.  England 1066-1307, dans sa deuxième édition de 1993. Je découvre alors son œuvre alors que je suis en train de terminer une thèse sur les Ordres Mendiants de Liège, avec déjà un fort accent sur les pratiques de l’écrit. Je sens déjà confusément, je m’en souviens fort bien, que From Memory, c’est un livre qui compte. Je relis l’ouvrage plusieurs fois et je le mets en fiches en détail de septembre à octobre 2008. J’avais déjà en tête l’envie de l’écriture des « écritures ordinaires », en très grosse friche. Cette nouvelle plongée dans From Memory est une révélation. L’ouvrage est génial, écrit avec une intelligence lumineuse, une érudition écrasante. A chaque chapitre, des réflexions et des constatations époustouflantes, iconoclastes, d’une originalité folle pour l’époque –quand même, la première édition date de 1979 ! Tout y est déjà écrit, tout ce qui a été repris et prolongé, présenté souvent par d’autres comme si c’étaient des découvertes toutes chaudes, mais tout est déjà dans le Clanchy : les administrateurs de l’écrit, les scripteurs, les méandres de la literacy, les literate et les illiterate, la lecture et l’écriture, les symboles et l’écrit, les comptes de cire, l’enregistrement et les chirographes, le record, la typologie documentaire, les technologies de l’écrit, la taille des livres, le lay out et le fomat, la cursive, la conservation, l’archivage, la mémoire, l’indexation, la confiance en l’écrit, le faux et les forgeries…  From Memory reste un des plus grands ouvrages d’histoire du 20e s. et compte toujours comme un pivot ou un pilier historiographique à l’heure actuelle.  L’intelligence de Michael Clanchy l’a mené à préparer une troisième édition, publiée en 2013 –une vraie nouvelle édition, radicalement différente des deux autres, dans laquelle il prend en compte une série d’avancées historiographiques, notamment en ce qui concerne le démarrage de la « révolution de l’écrit ». 

Désormais, mes chemins sont balisés. Je marchais à petits pas, à tâtons –maintenant, j’ai le sentiment d’arpenter une voie éclairée par le pionnier qu’était Michael. Désormais j’ose écrire plus franchement, je sais que c’est à lui que je le dois. Les lacs de soie qui m’attachent à lui, enfin à son œuvre d’abord, sont noués.

Un peu plus de deux ans plus tard, en juillet 2011, je rencontre Michael Clanchy à Leeds. Avec cette gentillesse et cette bienveillance extraordinaires que tout le monde loue, il m’accueille et nous parlons beaucoup. Le 27 novembre, je lui écris pour une lettre de recommandation, pour le poste de Louvain-la-Neuve. Il accepte de l’écrire avec un enthousiasme merveilleux.  En découvrant maintenant, dans les obituaries, toutes ses difficultés de carrière, je comprends mieux cette volonté farouche qu’il a mise dans ce soutien. Les liens sont noués de part et d’autre à ce moment, je pense.  Nous échangeons pas mal, désormais. Il découvre mon « écritures ordinaires » en avant-première et m’écrit par retour de courrier cette petite phrase « This is a book after my own heart, as you will understand very well ». Connex/ction. On parle beaucoup du livre. Il m’envoie une version annotée et amendée de sa main. Puis il accepte de rédiger la préface. Toujours plein de petits conseils. Dès que j’ai une question de recherche ou relative à des choix de carrière importants, je lui écris et ses conseils sont toujours parfaits. Il m’encourage à traduire les « écritures ordinaires ». Les hasards bienheureux de la vie mettent sur ma route Graham Robert Edwards, traducteur brillant doté d’une érudition remarquable. Robert et Michael vont se lier d’amitié autour de la traduction des « écritures ordinaires ». L’entreprise est une réussite et l’ouvrage encore amélioré et corrigé, toujours grâce à lui.  

Nos derniers échanges, par email, concernaient mon livre à venir sur le faux, des applications pour des fellowships et puis des mots réconfortants, comme toujours.  Je voudrais éditer ici les dizaines d’emails adorables qu’il m’a envoyés toutes ces années, pour en témoigner, mais ce serait indécent et incorrect. Disons que je me demande souvent si je lui ai apporté autant que ce que lui m’a apporté.

Michael Clanchy est devenu un de mes maîtres, peut-être le plus important, le plus déterminant de ces quinze dernières années, du cœur de ma vie scientifique. Au-delà de toute tristesse, je suis à la fois fier et heureux, immensément heureux qu’il ait été là et que, au fond, il soit toujours là.


[1] « to feel or express great sadness, especially because of someone’s death », si l’on suit la définition du Cambridge dictionary.

Ecrire comme si ce soir était le dernier

L’émiettement de mon écriture se confond avec l’éparpillement de ma vie. De monolithes graphiques et de blocs de souffle, tout est devenu poussières. Les micrographies de twitter, les rapports et les dossiers, les projets de recherche, tout n’est plus que pensées époumonées, crachotantes, languissantes -et la vie de chercheur ou de professeur n’est plus rien d’autre qu’une litanie d’actes ou de mots, des grains de chapelets. Le monde des textes disparait-il au profit d’un petit monde de hoquets de mots et d’idées ? Je ne pense pas, malgré tout, il en reste encore beaucoup qui ne font pas que du vent ou du politique à deux sous mais qui tissent leur propre tapisserie. Mais combien sont attirés par les lumières de la comptabilité de l’immédiat qu’est l’écriture sur les réseaux sociaux, et notamment twitter, avec ses accumulations de suffrages que sont les « likes » et les « RT »? J’y suis aussi, j’y succombe souvent.

J’y reste car j’y vois une sorte de frémissement du monde, un bouillonnement de marmite, une casserole écaillée écumante de bulles de bave pesteuses le plus souvent, avec de temps à autre des coulures lumineuses et inédites, des éclaboussures géniales.  Je tente de ne pas me laisser marquer par les éclats buboniques, c’est difficile: twitter est si sentencieux, si moralisateur.  Je suppose que je jactais de la sorte sur mon blog il y a treize ans.  Souvent, outré, je voudrais réagir là, tout de suite, mais je me dis que non, ce n’est pas si simple, je me retiens. Parfois, j’aimerais encore jouer les moralisateurs, mais j’ose moins. La sagesse ou l’émiettement de ma propre pensée?

Pourtant, malgré mes belles déclarations, je publie mille fois davantage sur twitter qu’ici. J’écris trop peu de longs textes. Il y a des raisons pour cela, je reviendrai plus tard sur celles-ci. Le goût de l’écriture, je l’ai souvent à la bouche, elle me manque, c’est une saveur unique qui ne se goûte qu’une fois le plat composé. Je rédige ces phrases avec cet espoir: y trouver du plaisir, donner du plaisir. Mes tweets ne me goûtent pas, c’est une sauce qui refroidit trop vite et qui se fige, ils ne sentent plus rien. Mes phrases, elles, si j’y ai mis ce grain de folie qui me caractérise (il y aurait matière à parler de cette folie nécessaire, j’y reviendrai aussi plus tard), me plaisent, elles sont encore fumantes et odorantes bien longtemps après. Je ne sais pas si ça plait à tout le monde. Bien des amis s’en moquent, mais je sais aussi que d’autres y trouvent un certain plaisir.  Fin d’une note de blog écrite juste pour le plaisir d’écrire et de cliquer sur la commande « publier ».

 

Entrer dans Rome

Rome, jour 1. Je m'étais promis de bloguer Rome -je l'ai déjà fait bien des fois, la dernière c'était brièvement il y a un an et demi sur Framasphere (tiens, je devrais y retourner). Je suis arrivé hier, par un vol du dimanche, tout en douceur, dans un début d'après-midi tiède, doux même. L'entrée dans Rome, c'est comme une procession. On commence avec le train qui contourne d'abord la ville avant d'y rentrer en profondeur. On fait les chapelles. Les chapelles, ce sont les faubourgs de la ville. Mais cette procession n'a rien du chemin de croix gris et dépenaillé du RER B qui amène ses passagers de Roissy au centre de Paris, se frayant un passage parmi les sarcophages de béton et de briques creuses des cités de banlieue. Non, à Rome, c'est autrement. Ce sont les couleurs et la joie baroques qui donnent le ton. Des îlots de verdure toujours éclairés de soleil, des palissades de fougères ou de roseaux géants jaunes et secs, des maisons-favelas assez sereines, des squelettes d'usines abandonnées, des sablières en activité, des casses de voiture prospères avec les pièces bien rangées comme à la parade pour qu'elles soient admirées (je l'espère en tout cas) par les passagers du Leonardo Express. On passe sous le Grande Raccordo Anulare, le GRA, le périphérique romain. Puis des blocs d'appartements, à l'âge indéfinissable -entre Mussolini et les années 70, peut-être plus récents ?. Des linges qui sêchent sur les toits, des balcons en ferraille rouillée sur des murs d'ocre ou de jaune ou de rouge passés. Je me dis que j'aimerais descendre là. Pas besoin du centre historique et de ces touristes blasés. C'est ici qu'il faudrait descendre.

L'envie n'est pas venue seule. J'ai lu il y a peu Sacro Romano GRA, dans sa traduction française toute neuve : un livre qui raconte fort bien le documentaire éponyme, celui-là même qui a obtenu le lion d'or à la Mostra de Venise en 2013. Il raconte Rome hors de Rome : la vie de Rome dans ses faubourgs. Un extraordinaire objet sociologique et poétique.

Et aussi le rappel d'une évidence qui doit résonner comme un mantra pour les historiens : ce n'est pas tant l'espace que l'on doit étudier que ses pourtours et ses contours. Zones de marge, zones franches, no man's land, fossés, terrains vagues, dépotoirs, cimetières, zones d'abandon et de rejet, zones niées.

Rome me fait toujours autant d'effet.

Aventure ordinaire

Pourquoi toutes ces années de silence ? Je m’emploie à trouver mille excuses. Ce n'est pas difficile. En dix ans, ma vie a radicalement changé. Entre 2005 et 2015, j'ai réalisé beaucoup de rêves scientifiques et professionnels. Et surtout je me suis rendu compte que je pouvais faire bouger les choses, ou du moins y contribuer.

écritures_ordinairesParmi tous ces changements, sur lesquels je reviendrai pour la plupart, il y en a un majeur. Il tient à l'objet de ma recherche, qui a radicalement changé depuis les années 2000. Jusque là, j'avais réalisé l'essentiel de mes travaux autour de l'histoire du fait religieux médiéval : ainsi ma thèse sur les ordres mendiants à Liège aux treizième et quatorzième siècles. Mais déjà alors, à la fin du XXe s., entre les années 1995 et 2000, j'avais initié une réflexion sur l'écrit et notamment l'écrit d'archives, vu comme moteur et acteur de pratiques sociales, politiques et économiques. Nourri par les travaux de Guy Philippart, un de mes maîtres, j'avais, avec bien d'autres, envisagé que les écrits hagiographiques -et notamment les manuscrits qui les véhiculaient- pouvaient avoir un impact, un effet, une fonction très concrète dans les sociétés médiévales, qu'ils avaient pu stimuler une dévotion, dynamiser une économie ou conforter une position politique. Dans la suite de cette réflexion, je m'étais dit que les archives aussi pourraient être soumise au même traitement : que les documents diplomatiques pourraient aussi agir très pragmatiquement dans le monde, que les chartes ou les cartulaires pourraient avoir une véritable fonction sociale, religieuse ou économique1.  Pour ce faire, il convenait de faire parler ces documents non pas tant quant à leur contenu mais quant à leur raison d'être et leur mécanique. Et ainsi, mettre en œuvre les techniques de la diplomatique, de la codicologie, de la paléographie… J'ai donc été un des premiers à étudier les documents d'archives de manière codicologique, dès ma thèse, où j'avais consacré un chapitre aux pratiques de l'écrit chez les frères mendiants2. J'ai prolongé cette réflexion par la suite et ai constaté avec plaisir que bien d'autres chercheurs se mettaient à cet établi, comme Pierre Chastang, avec le succès que l'on sait, à propos des cartulaires.

J'ai donc accumulé petites études sur petites études, analyses sur analyses, corpus sur corpus. Après avoir posé des jalons avec prudence parfois, avec témérité souvent, une vision globale de la question s'est imposée à moi, dans la ligne des travaux de Michael Clanchy : l'appropriation pratique de l'écrit connaît elle-même une évolution historique. Cette évolution n'est ni stable ni uniforme et connaît des temps d'accélération et de ralentissement au fil de l'histoire et notamment du Moyen Âge. Plutôt que focaliser sur les origines des grandes mutations, j'ai préféré concentrer mon regard sur l'appropriation de ces mutations par la société tout entière. Un moment important s'est imposé à moi : le basculement du treizième au quatorzième siècle, dans une région fiévreuse alors, à la lisière entre France et Empire, entre comté Flandre et royaume de France, entre duché de Brabant et principauté de Liège. Une révélation : ce moment d'appropriation, c'est surtout un temps où l'écriture devient commune, habituelle, ordinaire, où l'écrit devient si ordinaire qu'il est dorénavant une composante nécessaire d'actions techniques, de procédures juridiques, de constructions économiques. Des hommes et des femmes sortent des limbes de la cléricature pour devenir des techniciens arc-boutés sur la plume. C'est le temps des légistes, des comptables, des banquiers, des techniciens de l'économie, du droit ou de la politique. L'écriture est leur levier d'Archimède. L'écrit acquiert ici ses derniers galons, une reconnaissance publique, un statut d'autorité naturelle.

Commencée en 2005, mon enquête connaît un tournant maintenant, avec l'écriture et la publication il y a quelques jours de ce livre, entre synthèse, essai et monographie. Un jalon dans ma propre vie de chercheur. La suite est à écrire, et c'est bien ce qui me réjouit…

Notes

1Avec mon alter ego et ami du côté des manuscrits de bibliothèque, le brillant Xavier Hermand, nous avions déjà commis un humble article-manifeste Livres et archives dans le diocèse de Liège, XIVème-XVIème siècle.  Pour une approche globale de l’écrit dans le monde ecclésiastique médiéval, dans Gazette du Livre Médiéval, numéro 35, 1999, p. 1-9.
2Toujours pour préciser l'historique, je renvoie aux publications introuvables suivantes : P. Bertrand, L’écrit d’archives dans le diocèse de Liège (XIIème- XVIème s.) [résumé de communication], dans LIIIème Congrès de la Fédération des Cercles d’Archéologie et d’Histoire de Belgique, Sixième Congrès de l’Association des Cercles francophones d’Histoire et d’Archéologie de Belgique, Mons, 25-27 août 2000, Actes, t. I, Mons, 2000, p. 117 et Les archives des couvents de mendiants à Liège et les réformes de l’observance (XVème s.), dans Deuxième journée d’études sur l’histoire des couvents belges.  Archives Générales du Royaume, 7 juin 2000.  Actes, t. 1, Bruxelles, 2001, p. 97-102 (Archives Générales du Royaume, Introduction bibliographique à l’histoire des couvents belges avant 1796, 39).

Une question d’adresse

Petit complément important : le pauvre logiciel Lodel qui publie ces textes depuis une dizaine d’années s’époumone. Voici quelques années, j’ai dû changer de nom de domaine, ayant laissé filer le domaine medievizmes.net aux mains d’une boîte asiatique.

Malheureusement, je n’arrive pas/plus à rentrer assez profondément dans la machinerie pour y changer le lien (ainsi que les fils agrégateurs pourris). Prenez donc bonne note de ces petits défauts.

J’espère faire évoluer l’outil vers autre chose et, peut-être même, intégrer en un seul lieu les vieilles notes de Blitztoire, récupérées avant la disparition du blog englouti avec le naufrage de la plateforme 20six.fr – appel aux bonnes volontés !

Dix ans

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Dix ans. Il y a dix ans déjà, le 27 juillet 2004, dans la chaleur de mon bureau, au labo à Orléans, je publiais la première note de Blitztoire. Il était 15h43.

Tellement de choses se sont passées depuis. Aujourd’hui, je termine ce qui m’a obsédé pendant toutes ces années, mon livre. Enfin. J’ai l’impression de voir devant moi l’immensité du désert, l’horizon sans limite de l’océan. Il reste tout à faire. Heureusement.

La kabbale des médiévistes

Il n'est pas facile d'être historien et encore moins médiéviste. Le Moyen Âge est cette terre aride, sèche, que nous peinons à labourer parce que chaque fois que le soc y pénètre, le sol devient poussière et caillasse. Il faut cracher dans la terre pour en faire de la boue, jusqu'à ce que ce soit notre bouche qui s'assèche. Un travail de forçat, de bagnard: celui du médiéviste. Les sources sont sombres, illisibles, diaphanes ou fouillis, elles ne parlent pas quand on les regarde. Ce ne sont pas les midinettes que contemplent les contemporanéistes, ces sources qui gazouillent et pépient au premier coup de cil. Et une fois que nous aurons craché toute l'eau de notre corps, tout reste à faire.

Le contemporanéiste, lui, amasse les gazouillis, les cris et les mots, à la façon d'un fleuriste ou d'un fermier qui lie les gerbes récoltées à pleins bras ou les fleurs tige après tige.  Le médiéviste a les deux genoux plantés dans le sol caillouteux, les deux mains dans la terre boueuse: il façonne de petits golems. Il leur donne vie avec le reste de son souffle. Petits homuncules sans visage, petits êtres juste nommés, les golems des médiévistes vivent cependant. Couché par terre, souillé de poussière et de fatigue, le médiéviste regarde ses petits golems qui vacillent sur le sol parcheminé des ancêtres. Il leur parle avec lenteur et parfois, ils répondent, par saccades. Puis advient le miracle, quand, après les avoir contemplés des heures durant, il voit soudain un visage, des traits, des yeux. C'est le moment de les raconter. Tout reste à faire.

Le vol du temps

Il est difficile de s’imaginer combien certaines vies s’emballent. La mienne a commencé à sortir de ses gonds voici trois ou quatre ans, quand j’ai accepté de devenir soutier en second (directeur adjoint) de l’extraordinaire laboratoire en sciences humaines et sociales dans lequel je m’amusais alors depuis dix ans.

C’est alors que j’ai découvert la nécessité de tenir (mieux) ses dossiers, de (vraiment) s’organiser, d’être encore plus sur le pont, encore plus disponible, encore plus au contact avec toutes les réalités, quitte à devoir lâcher la bride du cheval-recherche. C’est le temps de la gestion des milliers de dossiers Evernote et de l’agenda électronique surchargé, c’est aussi le temps des plannings sauvages, quand vous commencez les réunions, rendez-vous et autres activités à 9h et que vous terminez à 20h sans avoir eu le temps de dételer une seconde. Etrange satisfaction qui vous saisit quand vous vous dites en soufflant, dans le métro : « je ne sais pas ce que j’ai fait de ma journée, mais c’était bien parce que je n’ai pas arrêté de le faire ».

Je n’ai cependant jamais autant présenté de communications diverses, sur des sujets les plus généraux, été chargé d’introductions, de conclusions… que ces trois dernières années.

Etrange destin aussi, quand je suis parti dans l’Autre Monde, l’université d’abord, la terre des ancêtres ensuite, pour y reprendre une chaire qui m’importait, celle du Moyen Âge à Louvain. Etrange parce que mes journées sont aussi longues, mon Evernote aussi fébrile et mon agenda aussi débordant/débordé. Etrange parce que je continue à faire des introductions et des conclusions. Le parcours est plus exigeant car il y a l’enseignement -et cela, ça vaut bien une direction adjointe ou deux, en mieux, à coup sûr.

Etrange et surtout rageant. Je suppose que c’est cela, devenir adulte : être de plus en plus au service des autres et devoir abandonner ses libertés. Le temps m’est compté. On ne me le donne plus, comme à l’époque heureuse et créatrice de la thèse. Je dois l’arracher, le voler -et je le vole, parce que mes petites créations d’historien sont autant de recharges d’énergie nécessaires pour ne pas me déchirer le ventre sur les cailloux et pour m’élever un peu au-dessus de mes fichiers Evernote. Actuellement, je rédige un livre qui est à la fois un plaisir et un supplice : chaque ligne écrite me fait planer, mais elle me demande de terrifiants efforts d’abstraction des realia. Ici, je charge une note de blog que je rédige sur le pouce, entre deux paragraphes sur la gestion des espaces blancs dans les archives du XIIIe s. : une note de rien, tandis que j’en ai cinq autres bien plus sérieuses en préparation, dont les grandes lignes sont jetées dans le Thalys entre Bruxelles et Paris -mais il faudrait leur donner un tour final. Je compte sur ce nouveau « réamorçage de pompe ». Il y a tant à faire. Heureusement.

Le passage des géants. In memoriam Philippe Godding

Philippe Godding est passé de l'autre côté le 11 juillet. Je ne l'ai appris que voici quelques jours, malheureusement. Je le connaissais un peu personnellement, beaucoup scientifiquement. Et c'est parce que je le connaissais que j'ai décidé de laisser une trace de ma reconnaissance sur la toile.

Je l'ai rencontré personnellement il y a 25 ans et scientifiquement 5 ans plus tard. L'homme m'avait impressionné, une personnalité forte, droite, au regard clair. Son travail m'avait subjugué. Avec lui, disparaît un très grand historien du droit médiéval, probablement le meilleur historien du droit médiéval en Belgique. Ce n'était pas un de ces juristes perdus dans les textes et loin des manuscrits: il connaissait les chartes, les registres, les cartulaires. Proche de la diplomatique et des pratiques de l'écrit, il a réussi notamment à comprendre et à expliquer les techniques du droit "privé" médiéval, dans ses spécificités régionales voire locales, dans toute la complexité des époques1. Je l'admirais alors, entre autres, pour sa vision génialement claire des procédures d'arrentement et d'accensement: des procédures juridiques fondant l'économie et les structures sociales du XIIe au XVIIIe s. C'est le seul chercheur que je connaisse qui ait réellement compris les soubassements du système d'échange de biens et de constitution de revenus pour cette époque. Le seul -les autres historiens restant désespérément enlisés dans une historiographie désuète et anachronique. Paradoxalement, ses travaux n'ont pas réellement fait école, en tout cas pas assez à mes yeux. Trop juriste? trop belge, pas assez "français"? pas assez "historien" au "sens belge" d'il y a dix-quinze ans (et donc un peu cloisonné)?

Philippe Godding faisait du droit médiéval chevillé à l'histoire sociale avant que le droit médiéval ne revienne au devant de la scène, convoqué par l'anthropologie juridique. Je le voyais encore, ces dernières années, déambuler bras dessus, bras dessous, avec sa femme, sur la grand-place de Louvain-la-Neuve. Et je pensais alors à cet autre historien disparu depuis bien plus longtemps, Léopold Génicot, un autre géant, qui passait son chemin aussi, de la même façon, sur la même place. Ils sont passés mais je ne suis pas près de les oublier.

Notes

1Le droit privé dans les Pays-Bas méridionaux du 12e au 18e siècle, Palais des Académies, Bruxelles, 1987 (Académie Royale de Belgique. Mémoires de la Classe des Lettres. Collection in-4°, 2e série, t. XIV, fasc. 1).

Proclamation

C’était il y a une semaine. Il a fallu le temps que je remette ces lignes sur le métier. Je les ai écrites de suite, mais je n’ai pas pu les sortir de suite, ce n’était pas le moment. Là, l’air chaud de la nuit aux odeurs de périphérique et de goudron chaud m’a poussé à les reprendre. C’est, à ce que j’ai compris en en parlant avec d’autres coreligionnaires, un sentiment commun que je décris ici.

Nous étions donc vendredi.  

C’est vendredi.

Le soir tombe, la ville s’engourdit. L’année universitaire se termine. L’étage, le couloir sont vides. Dehors, les étudiants s’apprêtent à fêter leur réussite ou simplement la fin d’un moment, le début d’autre chose, le début de l’été.  Dans mon bureau à l’université, que j’ai apprivoisé maintenant.  Que reste-t-il de cette année passée en cavalcade, à courir comme un fou, à accueillir, à recevoir, à donner, à me donner à fond dans chacun de mes cours, chacun de mes rendez-vous de travail ? Que reste-t-il  de tous ces moments passés à créer, construire ? Des noms énumérés sur des feuilles, tout à l’heure. Proclamations de résultats. Des visages qui se sont gravés avec une profondeur inégale sur le cylindre de cire qui me sert de mémoire : étudiants, collègues, amis… Des yeux, des voix.  Je ne pensais pas m’attacher si vite à tout ce monde, ni si fort d’ailleurs. Un an de ma vie qui a filé comme une étoile dans la nuit d’été.

Ce métier de professeur que j’ai endossé comme un costume magique peint sur le corps, je pense que je l’ai bien choisi. Ou plutôt qu’il m’a bien envoûté. Et ce vendredi-là, j’ai senti la douleur de l’enchantement, quand tout d’un coup, l’envoûté est retombé sur le sol, les yeux grands ouverts, dans le  silence assourdissant des couloirs désormais vides. Le sort était rompu pour quelques heures au moins.