Entre le 16 mars 2020 et le 18 mai 2020, j’ai publié ici-même vingt-quatre épisodes d’un récit complexe que j’ai intitulé « chroniques de la petite peste ». Ecrit et publié comme un feuilleton, suivant le principe du blog, ce texte est forcément divers, déroutant, dérangeant, tordu, tortueux, à l’image de ces moments étranges que nous vivons depuis l’apparition de l’épidémie dite du Covid-19. C’est un récit de confinement, construit sur le mode du journal, mais ce n’est pas un journal stricto sensu. J’avais envie, depuis longtemps, de me lancer dans une création littéraire, entre fiction et réalité, entre ego-histoire et alter-histoire, entre je, tu et il, entre moi et mon moi de papier.
Trop souvent, les ego-histoires se prennent au sérieux, mettant un point d’honneur à ériger un parcours en « bullet-point journal » énumérant des leçons de vie. Je me suis demandé si ces récits de vie d’historienne et d’historien ne seraient pas plus crédibles s’ils étaient vraiment plombés comme les sources du passé, lestés avec des zones d’ombre, des aménagements avec la réalité, des clins d’oeil, des allusions, des jeux de piste. Je me suis demandé si ce superbe sursaut d’orgueil qu’est l’ego-histoire ne serait pas plus crédible et plus lisible si elle se jouait comme un film ou une pièce de théâtre en vingt-quatre actes. Je me suis demandé si l’autobiographie historienne ne trouverait pas dans la fiction assumée une façon de se sauver elle-même, pour éviter les tentations christiques au désert, lorsque le diable propose à Jésus de se jeter dans le vide sans peur puisqu’un ange viendra le cueillir avant qu’il s’écrase au sol. L’ego-histoire, genre universitaire français, relève de ce schéma et nous laisse succomber à la tentation puisque nous nous jetons dans le vide avec un texte censé tissé de vrai en guise de parachute, tandis que nos collègues angéliques nous rattrapent et nous adoubent dans le même temps.
Cette « authenticité »-là m’importe peu, en fait. Ma vie est déjà complètement réécrite depuis plus de cinquante ans, tout comme la vôtre. J’ai préféré aller jusqu’au bout du jeu. Vous n’y distinguerez qu’à grand-peine le vrai du faux. Il y a cependant moyen d’y lire bien davantage que ce que j’écris. La vie est un jeu et la vie est un songe.
J’ai rassemblé tous ces textes ici. J’en ai fait un petit livre. Je l’ai mis en page, j’ai tout replacé dans l’ordre chronologique, du 16 mars au 18 mai, ou plutôt du 20 février au 15 ou 16 ou 17 ou 18 mai, allez savoir.
Je suis rentré. J’ai relu mon journal, tel que je l’ai mis en ligne, je n’en renie pas une ligne.
Je suis rentré déchiré de partout, après un jour et une nuit perché comme un stylite sur le tumulus. Ma nuit a été troublée par le chant insupportable des éoliennes sur lesquelles on a empalé le ciel. J’ai fait de longues marches alentour pour trouver une logique dans tout cela, pour tenter de tout expliquer, pour forcer les événements à me rendre des comptes. J’ai passé beaucoup de temps à contempler l’ancienne école de Ville-en-Hesbaye: le seul lieu dont je suis sur qu’il a été fréquenté par Rachel. J’ai nettoyé la tombe de Noé, Catherine et Victor, dans le cimetière de Ville.
Je ne pense pas que je retrouverai les chirographes des cours hébraïques. J’ai perdu leur trace. Plus tard, peut-être, dans les manuscrits qu’a légués Stanislas Bormans aux bibliothèques universitaires. Plus tard, quand les cris se seront tus.
Jusqu’ici, la démesure, l’irrationalité, la folie du monde ne m’avaient pas ébranlé aussi fort, mais le choc de la petite peste a rendu ses discours et ses postures terriblement plus acérées et plus audibles, c’en est devenu insupportable.
Depuis quelques semaines, on disait que rien ne sera plus comme avant. Je crains que ce soit le cas, mais pas comme nous l’espérions. Nous espérions un grand retour de l’humanisme, un travail sur soi face aux délires de ce monde consumériste, un abandon des folies du capitalisme outrancier et la lutte contre la crise climatique. Ce n’est plus certain. Les vieux démons sont ressortis de l’enfer, au fil des semaines. Ils sont sortis de leur confinement. La solidarité se délite, la violence sociale est à son comble, l’égoïsme est plus forcené que jamais. En face, les tenants d’une humanité altruiste sont toujours là et ils luttent pied à pied.
Comment réagir? Je me refuse à rêver d’un retour à la pseudo-innocence ou à la grandeur fantasmatique du passé: ce n’est pas possible et c’est le refuge de tous les délires identitaires. Je me méfie du seul retour à la nature, le recours aux forêts de l’anarque, façon Jünger ou Tesson -encore que je fasse trop d’honneur à ce dernier- car ce n’est que déporter notre soif d’autre chose sur les échelles de l’espace plutôt que sur celles du temps. J’en retiens le refus de la technique qui aliène. Je prône le retour sans intermédiaire aux hommes et aux femmes, individuellement, personnellement, visage à visage, main à main -et c’est Rachel et Stanislas et Noé, c’est Rosa et ses centaines de visages disparus et sauvés il y a plus de soixante-dix ans, ce sont tous ces visages qui ont mille ans et que je côtoie comme le tien.
Je n’abandonnerai pas mon métier d’historien, car c’est ce que je fais le moins mal, mais je ne veux plus le mettre au service d’une répétition des schémas, comme si de rien n’était. Je veux retrouver les visages, les visages passés, les hommes et les femmes derrière les visages, raconter leurs histoires. Redécouvrir l’autre, tous les autres. Nous avons besoin des histoires des invisibles et non des grands. Nous avons besoin de leurs histoires pour mieux apprécier notre finitude, pour que leurs visages nous aident à construire l’après autrement.
Tu as dû recevoir mon pli, avec les deux cahiers et la biographie de leur auteur, Rosa Roth. Tu veux bien m’aider à faire quelque chose de ces cahiers? Tout seul, je n’y arriverai pas.
10 mai 2020, sur le tumulus de Braives, peu avant minuit
Je me suis blotti au sommet du tumulus, sous les frondaisons, j’ai tiré au-dessus de moi un morceau de bâche en plastique noir récupéré dans un fossé, en marchant cet après-midi, dans les campagnes de Braives. C’est encore la nuit, il pleut toujours. J’écris toujours la nuit. Tout remonte la nuit, tout sort de l’ombre, toutes les horreurs du jour que l’on cache nonchalamment, tout ressort comme des démons du Vésuve, comme le sang noir d’une blessure profonde, comme les esprits qui hantent les cimetières, feux follets ou lucioles.
Je suis arrivé à Braives au début de l’après-midi, j’avais perdu tous mes sens, épuisé, n’ayant pas dormi les nuits précédentes, je ne sais plus combien de nuits. Braives est à trente ou quarante kilomètres de Liège, dans la Hesbaye waremmienne, à la limite entre la Hesbaye des plateaux et celle des vallons de ruisseaux, à côté de Ville-en-Hesbaye. J’ai vécu à Braives le passage de l’adolescence à l’âge adulte, au milieu de chantiers de fouilles d’archéologie gallo-romaine. J’y ai vécu probablement les meilleurs moments de mes vingt ans, temps d’insouciances et d’amours fraîches, chaque jour était fait de découvertes. Quand on a dix-sept ou dix-huit ans, extraire un morceau de terre sigillée d’une fosse, l’enduire de salive pour voir raviver ses couleurs, son rouge vernissé et apparaître ses décors, pour soi et pour soi seul, premier à en jouir depuis mille sept cents ans ou même davantage, on a le coeur qui déborde dix fois. Quand on a dix-sept ou dix-huit ans, vivre cela entouré de garçons et de filles qui vivent la même passion, simplement, sur le terrain, le nez et les genoux terreux, avides d’aimer, cela donne un sentiment d’accomplissement, de sécurité, de joie. Car sur le chantier, sur le terrain, il n’y a pas de manoeuvre, pas de manipulation, pas de malhonnêteté, pas de statut social, pas de note d’examen, pas de hiérarchie, pas d’avant ou d’après, rien que le vent de Hesbaye et les épis qui vont et viennent comme les plis d’une robe, rien que l’odeur de la terre grasse chauffée au soleil d’été et de l’argile humide qui sèche et craquèle, rien que les bruits du terrassement ou du travail à la truelle, rien que cette terrible et merveilleuse responsabilité d’entamer le temps passé, rien que des avalanches de sentiments que l’on ne maîtrise pas, rien que des sourires, des amitiés et des amours vraies. J’ai vécu intensément ces années-là, elles m’ont placé dans ces sillons que je creuse lentement depuis, sans arrêter, sans regret, sans remord, sans peur, avec la même joie infinie.
C’est pour cela que je suis sur ce tumulus, la tombe de Braives, qui a veillé sur moi pendant ces années de chantier, dix ans peut-être, à travailler avec tous mes coreligionnaires, étudiants en histoire ou en archéologie, mais aussi avec mes amis de la Société d’Archéologie de Hesbaye et de Waremme. Ils ont disparu pour beaucoup d’entre eux. Ils sont avec moi au sommet du tumulus battu par les vents de la nuit.
Je suis arrivé cet après-midi, vers 14h. Il pleuvait, la fin de la pluie de la nuit. Je ne sais pas comment je suis arrivé. J’ai juste des sons et des sensations en tête. J’étais assis sur mon assemblage de métal, l’enveloppant de mon ventre, de mes bras et de mes jambes, je l’ai chevauché en poussant le moteur dans sa zone rouge, il hurlait comme moi de rage et de tristesse et de douleur, il exhalait un souffle d’enfer le long de mes cuisses. La pluie battait le carénage, ruisselait le long du casque, descendait le long de ma gorge, dans mon cou, sur mes épaules, au travers de mes gants, dans mes manches, trempant mes cuisses. L’eau s’insinuait dans la boite à air et le carburateur double-corps et le cri du moteur devenait plus rauque, plus sourd, comme un cri d’effroi. J’ai pris les trajectoires sur la chaussée romaine, rien à perdre, moteur à fond de deuxième, troisième, quatrième, freinage, limite adhérence, troisième, suivre le point de corde, caler le regard loin, à la sortie du virage, chercher la sortie du virage, sentir les gommes qui tiennent le sol à la limite, la visière relevée pour éviter la buée, l’eau qui fouette le visage comme des têtes d’épingle émoussées. Rien à perdre, rien à foutre, la sortie du virage, le point de corde, accélérer, tourner la poignée d’un coup, violemment, sentir la roue arrière qui veut s’échapper, qui fait des virgules à chaque changement de revêtement ou sur une ligne blanche ou dans une flaque d’eau, réaccélérer, passer les vitesses à la volée, troisième, quatrième, cinquième, se caler derrière le carénage pour avaler le goudron des courtes lignes droites… Je n’en pouvais plus, je n’en peux plus. Je suis arrivé au tumulus, je suppose que tel est mon destin.
Rosa est morte la nuit passée, à cinq heures du matin. Son agonie a été courte et horrible, comme toutes les agonies. Il faut assister un agonisant, vous n’avez pas le droit de laisser quelqu’un quitter ce monde sans être tout à côté, à tenir sa main. J’avais déjà assisté à l’agonie et à la mort de ma grand-mère, en 1992, j’en garde gravé en tête chaque minute, et même le toucher de sa main que mes frère et soeurs serrions tous ensemble, pour l’accompagner. Peu après minuit, Rosa n’a plus parlé, elle me regardait, longuement, tristement, profondément, parfois ses yeux étaient densément marrons et brillants, parfois ils redevenaient translucides, elle me regardait et je la regardais et nous ne disions plus rien. Nous savions tous les deux que ce serait la dernière nuit. A demi-assise dans son grand lit, elle était en train de mourir comme une reine du vingtième siècle. J’étais juste posé à côté d’elle, l’enserrant de toute ma tendresse. Elle ne pouvait plus que souffler des mots et à chaque mot, un peu de ses forces s’envolait. Je lui ai demandé si elle voulait que je lui récite le Kaddish, si c’était le moment. Le « oui » qu’elle a sorti de sa bouche lui a fait terriblement mal et elle pleurait. J’ai trouvé un texte sur mon portable mais elle a montré sa table de nuit, à l’intérieur il y avait un vieux feuillet écorné qui datait de je ne sais pas quand, c’était ce Kaddish-là qu’elle voulait, celui qu’il fallait, le même que pour les mille autres âmes de Pologne, peut-être aussi le même que pour Rachel. J’ai lu du mieux que j’ai pu, je pleurais aussi, puis elle s’est apaisée. La chambre semblait s’élever hors du monde, dehors la pluie battait les vitres, le vent soufflait toujours dans les combles. Pierreuse pleurait. Esdras était là aussi dans la chambre et tous les prophètes et les mille âmes de Pologne et Marie Delcourt que j’ai reconnue, assise là dans le coin, et Georges Hansotte debout, et puis plus loin, je crois que c’était Rachel et derrière elle la tête de Stanislas Bormans que j’avais déjà vue dans des gravures, et puis un groupe dense, celles et ceux de la houillère Gérard-Cloes je suppose, et puis Noé Salmon qui me souriait, avec Catherine et même le jeune Victor, et ma grand-mère aussi. Alors à cinq heures ou à peu près, Rosa me regarda et ses yeux brillaient d’un bleu lointain, elle me sourit doucement et dit simplement « ça va aller » puis elle ferma les yeux et un long, long, long souffle sortit de ses lèvres. Je l’ai embrassée. Je l’ai serrée ainsi contre moi une heure durant, je l’ai veillée avec toute la chambre pleine de monde, j’ai pleuré et je sais que beaucoup pleuraient avec moi.
Je suis parti en fin de matinée; le médecin était passé pour signer l’acte de décès; Yllam avait quitté la maison par Volière, comme prévu; une amie est arrivée avec les dernières volontés de Rosa; je n’avais plus de place là. Je suis parti. Je suis parti me recroqueviller dans la nuit de Braives. Je ne sais pas ce que sera demain.
Toute la nuit, le souffle du vent a soulevé les vieilles ardoises disjointes du toit de la maison de Rosa. Il s’est infiltré dans les combles, a glacé les vieilleries qui se sont accumulées, depuis le temps. Les poutres de la charpente grinçaient longuement, leur cri incertain s’insinuant dans les interstices du platras, jusqu’à nous rejoindre tous les deux au coeur du lit aux draps blancs, humides, avec ce persistant embaumement de pourriture fade qui transperce et imprègne.
J’écris court, car je n’écris que pour garder note. A deux heures du matin, Rosa s’est réveillée et des larmes courtes glissaient dans les ridules de ses joues. Sa voix avait baissé d’un ton, elle avait repris son long discours. Désormais, elle citait l’apocalypse d’Esdras. Je ne l’avais pas reconnue, l’apocalypse. Elle m’a expliqué, elle fréquentait le quatrième livre depuis des années, des décennies même. Apocryphe apocalypse, le quatrième livre d’Esdras. Nous passons comme des sauterelles, notre vie est de la fumée. Rachel parlait comme une prophètesse, je ne comprenais plus rien. Ou plutôt, j’avais peur de comprendre, de me rendre compte que tout cela n’est qu’illusion, cendres, sauterelles, fumée, qu’elle était partie dans le monde des anciens textes sacrés. Elle m’expliquait que l’archange Uriel lui avait raconté la fin et la renaissance de Jerusalem, puis lui avait parlé de Rachel.
Rachel Deitz, l’allemande. Rachel n’avait pas épousé Noé Salmon, mais elle était partie juste au tournant du siècle, elle l’avait quitté pour des raisons qui resteront des épaves dans l’eau glacée des abysses, écrasées par la pression. Elle était partie à Paris, où elle avait fréquenté un peintre illuminé, Kees Van Dongen, qui avait un peu plus de vingt ans. Rosa parlait sans arrêt, comme dans une sorte de délire mystique. Elle me répétait à voix basse que Rachel avait laissé ses yeux noirs à Kees, quand elle avait soixante-six ans. Va comprendre.
Après la guerre, Rachel revint à Liège. Elle assista à l’enterrement du fils de Noé et de sa femme Catherine: Victor s’était noyé à vingt ans dans la Meuse. Une promenade en barque avec des amis qui aurait mal tourné. Il paraît que quand on l’a sorti de l’eau trouble, il souriait étrangement. Sa soeur Mariette était inconsolable, sa mère Catherine n’était plus que la mère désespérée de la quatrième prophétie d’Esdras, celle qui a perdu son fils unique, mort à la porte de la chambre nuptiale, le jour de son mariage. Rachel vit Noé claquemuré dans la douleur à Ville-en-Hesbaye, les volets de la maison de l’instituteur fermés par Catherine pour deux ans au moins. Puis on rouvrit les volets, le temps pour Noé de quitter le monde en 1930. Rachel mourut aussi sans que personne ne l’apprit, dans une petite chambre au Jonckeu. Tu peux aller la voir, tu dois y aller, m’fi, elle est à Robermont, et moi bientôt j’y serai, tu me mettras près d’elle, j’ai ma place. Mais tes chirographes, m’ptit, ils sont ‘è voye’, la fumée du temps, tu vois. Laisse-les aller.
Tout cela était ressorti d’un coup, Esdras, Catherine, Victor, Rachel, tout cela se tenait bien, Esdras avait amené Victor, Catherine, Rachel. Revenue des profondeurs, des abysses au coeur puis aux lèvres de Rosa, encore une vie sauvée.
Depuis cette nuit du 7 au 8 mai, Rosa a retrouvé une étonnante sérénité. J’écris vite, nous traversons la nuit du 9 au 10 mai, il est minuit ou une heure du matin, la fièvre est stabilisée, Rosa éveillée refuse toujours que j’appelle le médecin, elle me regarde fixement pendant de longs silences. La nuit a enveloppé la chambre une fois de plus. J’entends des grondements sourds dans le ciel de Liège, fermé comme un catafalque.
Je suis à Pierreuse depuis deux jours. J’écris pour ne rien oublier de toutes les heures que je passe dans cette petite maison de briques. Yllam m’a ouvert hier, à la fin de la matinée, j’ai retrouvé Rosa Roth, le visage émacié, belle comme une chute de marbre de Carrare. Yllam reste au rez-de-chaussée, c’est plus facile et plus prudent pour lui, la petite porte du jardin peut lui permettre de gagner les pavés de Volière en traversant les jardins mitoyens. Rosa a rejoint l’étage, ses yeux brillent de fièvre, elle a encore changé de visage. Son visage s’est creusé, ses paupières se sont assombries, ses lèvres ont perdu leur carmin. Ses yeux sont redevenus marrons, sombres comme il y a vingt-cinq ans quand j’y lisais l’essentiel de ma vie.
Cela deux jours et une nuit que nous parlons sans arrêt. Elle parle pour ne pas perdre pied. Elle me raconte ses quatre-vingt-quatorze années, et celles de ses parents, de ses proches, celles des gisants de Pologne, celles de Marie Delcourt, d’Alexis Curvers, de Léon-Ernst Halkin, encore et encore. Je soupçonne qu’elle répète tout sans arrêt pour que je retienne la litanie par coeur. Elle m’emplit de ses honneurs. Au fond, nous ne sommes que cela, historiennes et historiens, des citernes plus ou moins larges, aux parois alambiquées, qui se remplissent lentement. Notre ambition et notre orgueil est de croire que nous pouvons retrouver le passé, alors que c’est lui qui nous trouve. Qui nous occupe. Le développement et l’application de notre sens critique n’est rien d’autre qu’un travail de tâcheron pour développer notre oreille, pour entendre mieux, plus distinctement. Tout le reste est vanité.
Je craignais l’arrivée de la nuit à Pierreuse, dans cette maison froide. J’avais raison. Je me suis glissé sous les draps dans le grand lit de Rosa, parce qu’elle grelottait de fièvre et que je voulais lui donner ma respiration, le souffle qui lui manque. Je l’ai serrée contre moi et elle s’est serrée contre moi, sa peau fragile sentait les fruits amers. Elle a dormi un peu puis, vers minuit, elle a crié, prise entre les mondes, un petit cri gris et triste. J’ai allumé la petite lampe de chevet, elle me regardait avec ses yeux marrons plus sombres que jamais, plus brillants que jamais et elle m’a dit c’est le moment, je crois. Elle m’a demandé de sortir du lit, d’ouvrir le petit secrétaire en bois de cerisier, d’en extraire deux cahiers d’un petit compartiment secret -il y a toujours des compartiments secrets dans ces petits secrétaires. Je les ai ramenés entre nous dans le grand lit et elle m’a expliqué, lentement, en parcourant les pages très jaunes et très friables de ces petits cahiers lignés et margés. Elle m’a dit que c’était là le récit des mille vies des gisants de Pologne, reçues des lèvres grises, dites avec les souffles effondrés. Puis rassemblées patiemment par Rosa, après chaque Kaddish, répétées cent fois au coeur de la nuit, puis enfin, quand elle rentra, déposées au coeur de ces cahiers. Que je devais m’en faire le dépositaire, que je devais les rendre au monde. J’ai dit oui, elle s’est apaisée, elle s’est endormie.
Ce matin et tout ce jour, elle a repris des forces. Elle a bu un peu, elle a mangé de la soupe préparée par Yllam. Nous avons encore beaucoup parlé. Yllam pense que cela va aller. Je crains la nuit qui vient.
5 mai 2020, Paris, Buzenval. Entre les quarante et les cinquante jours, tout a été d’huile mélassée, froide et granuleuse. Les jours furent glissants et les nuits lourdes et noires. D’ordinaire, j’aime l’huile, l’huile chaude, celle qui vit au coeur des moteurs, l’odeur de l’huile mécanique. Mais celle-ci est de l’huile morte, elle colle aux chaussures, aux vêtements et à l’âme. Elle ne sent plus rien ou pire, elle a pris l’odeur du gravier et des déjections sur la route.
La responsable culturelle du château de Warfusée m’a répondu courtoisement: rien à sa connaissance dans les archives, pas de chirographe ou charte-partie.
Il n’y a guère de plaisir dans les circonvolutions technocratiques du monde qu’on nous impose. Je rêve de plus en plus de départ, tout quitter, partir dans les profondeurs de l’Ecosse ou de l’Ethiopie, retourner aux Etats-Unis ou partir au Canada et tout redémarrer. L’Europe nous étrique de plus en plus. Je me sens pris à la gorge, étouffé. Pas seulement parce que je dois vivre dans ma prison semi-dorée. Probablement aussi parce que je ne vois pas comment ils vont nous rendre la liberté qu’ils nous prennent. Huile morte.
De Liège, Yllam m’a téléphoné ce matin. Yllam n’a pas de papiers, il n’a pas de maison, il logeait chez Rosa souvent, le temps de trouver le camion qui l’emmène au pays du bonheur. Yllam, je ne l’ai pas vu souvent, il a de grands yeux verts, une bouche sèche un peu abîmée, une petite peau tannée couverte d’un duvet de crin léger. Il sourit largement, sa bouche prend tout son visage. Yllam n’a pas encore trouvé de camion, je soupçonne qu’il se trouve bien chez Rosa et dans le voisinage. Yllam m’a téléphoné, je ne l’ai pas reconnu mais c’était le téléphone de Rosa. Il parle vite, Yllam.
Rosa va mal. Elle a la petite peste, saleté de virus, le médecin est venu, c’est bien parce que c’est elle, il l’a regardée l’air dégoûté et il a dit qu’elle devait aller à l’hôpital, elle a dit Yllam va me conduire, Yllam a dit oui, le docteur est parti. Le docteur a une tête ronde avec une moustache brève, un air rouge fragile. Rosa a l’air fragile aussi, me dit Yllam, le docteur est inquiet, il a dit qu’elle est âgée et qu’elle a les poumons bien pris, mais qu’est-ce que je fais, je ne sais pas quoi faire, il disait Yllam. Rosa criait de l’autre côté de la pièce, en ajoutant un juron ashkénaze ou liégeois, qu’elle n’avait besoin de personne, qu’elle allait s’en sortir seule, comme d’habitude, comme d’habitude. J’ai crié aussi et toute la rue de Buzenval a dû m’entendre, j’ai crié que j’allais venir.
Autour de moi, dans l’appartement, partout, on m’a dit ne pars pas. Le confinement, c’est le confinement. J’ai dit je pars mais je promets de revenir dans deux jours. Mais c’est le confinement, tu vas te faire refouler, arrêter? Mais non, il n’en est pas question, je vais glisser entre les routes et puis c’est presque fini en Belgique. Et les frontières fermées? Mais non, je vais passer par le chas des aiguilles, il y en a plein entre Dunkerque et Schengen. Je vais me faufiler, avec ma princesse japonaise. Je pars pour la chevauchée fantastique, je dois partir. Ce sont les dernières chevauchées du monde libre.
Je sais que je risque de ne pas revenir facilement en France et même peut-être pas du tout. Arrêtez-moi, je n’ai pas peur. Je suis immoral, je risque de contaminer tout le monde, tous ces beaux efforts à se quarantainer réduits à néant. Non, car je serai invisible et intouchable. Je le suis déjà. Personne ne me verra sauf Rosa. Mais pourquoi? Pourquoi? Parce que c’est Rosa et elle le mérite. Personne ne mérite de souffrir seul. Et surtout pas quelqu’un qui a tant vécu, qui a bordé tant d’âmes quatre-vingt-dix ans durant.
Regarde-moi dans les yeux, toi qui minaudes ou qui vocifères dans ton porte-voix réglementaire. Tu ne veux pas prendre de risque, tu ne veux pas dormir moins de 7 heures par nuit, tu dois prendre tout ton temps pour regarder infuser ton compost et faire la morale, tu préconises le retour du bon vieux temps pour ne pas prendre des risques maintenant, ça attendra bien, on a la responsabilité de le faire, d’attendre, on se le doit, on se doit, mais on se doit à qui, sinon à nos angoisses, nos souffrances, nos lâchetés? Tu veux attendre, on s’occupera bien de Rosa là-bas au loin, et la Providence y pourvoira.
Tu ne veux pas que j’aille voir Rosa parce que cela ne convient pas, c’est indécent, c’est un trop grand risque, et si je tombe, ça y est, je vais encombrer les hôpitaux avec ma colonne vertébrale en jeu de kaplas? C’est toi qui le dis, frère. Moi je te dis que je pars et que je ne tomberai pas, c’est promis, pour toi et pour Rosa. Je ferai attention, je me dis que j’essayerai juste de mourir si je tombe, pour être sûr.
Mais quel exemple est-ce que je donne au monde, aux autres, je transgresse, je passe au travers de tout avec impudence? Oui. Je donne l’exemple que je peux. J’ai bien dit au journaliste, il y a quelques jours, que j’attends un monde avec de la solidarité. Pas de l’hyper-prudence, pas de mains dans les poches en me rassurant de ma placidité si bonhomme. Tout ça, je n’en veux pas. Je ne peux pas abandonner ceux en qui je crois, ce en quoi je crois.
J’y vais.
Chevauchée fantastique
J’ai graissé la machine, vérifié le niveau d’huile, vérifié la tension de chaîne, nettoyé le casque, fait les sacs, préparé mes cuirs et tracé l’itinéraire. Let’s roll, comme ils disaient.
Ces dernières semaines, dans le reclusoir de la rue de Buzenval, furent douloureuses. B admire ceux qui avancent à grandes enjambées dans leurs recherches, qui écrivent pages sur pages scientifiques, qui lisent des centaines de livres et des centaines de sources. Ils ne sont pas si nombreux.
B ne sait pas si la petite peste n’a rien à avoir avec la grande peste comme tout le monde le répète, comme pour s’en convaincre, comme pour se rassurer. Mais B sait que pour le commun des mortels, pour toi, la petite peste, c’est la grande peste, là, tout au fond de toi. Elle t’a cassé les genoux, t’a cloué au fauteuil, à ton balcon, bouche ouverte, comme trépané, bercé par les valses de chiffres et de tendances, les promesses de pics, de masques et de vaccins qui n’arrivent pas, les déclarations lyriques pendant que tes vieux meurent seuls dans les maisons de retraite en regardant le plafond qui blanchit au fil des heures, seuls, à chercher l’oxygène, tout seuls.
La petite peste a fait le grand tri apocalyptique entre les bons et les mauvais. Car si le gris est très bien porté sous le soleil d’avril, certaines et certains sont sortis de leur réserve et sont habillés N/B. On a ri, on a moqué tous ceux et toutes celles qui ont créé mille artefacts pour s’approprier la petite peste, pour la dépasser, pour tenter de s’en servir comme d’un marche-pieds pour aller ailleurs. On a regardé méprisants les pauvres qui font la queue pour manger en Seine-Saint-Denis, la racaille a rigolé des cailleras. On a dénoncé tant qu’on a pu l’incurie du gouvernement et en même temps les voisins qui ne confinent pas comme il faut. Dans certains villages, on a collé des affiches sur les pharmacies pour empêcher les soignants, ces bocaux de peste, d’entrer; dans d’autres, on a brûlé les voitures des infirmières. D’autres ont continué la lutte pour les sans-papiers. D’autres sont partis, volontaires, travailler dans les hôpitaux. D’autres ont collecté des vivres pour les SDF, les familles sans le sou, les personnes âgées.
D’autres, tous les autres, le plus grand nombre, ont survécu, tristes, souffrants, laminés, abasourdis, sans souffle, guettant le jour après la nuit et la nuit d’après pour que le jour passe vite.
Tu as vu, tu vois maintenant les personnes sur lesquelles tu peux compter, les piliers de ta vie à venir, elles te sourient, tu n’avais jamais prévu cela, tu ne pensais pas à elles et pourtant ce sont elles qui sont sorties de l’ombre, de la nuit, avec leur manteau d’honnêteté et de tendresse, leur droiture et leur humanité. Les autres, et hélas il y en a, il y en a bien trop, beaucoup trop, les autres, voués à la géhenne de ta vie, ils sont sortis de l’ombre aussi, mais c’est pour aller danser au bal des monstres. La petite peste a donné du relief aux vies qui t’entourent.
Quarante jours de confinement, quarante jours au désert, quarante jours de carême, quarante jours pour quarante ans à sortir d’Egypte, comme le monde a changé en quarante jours. L’histoire de la petite peste est profondément réelle, elle avance plus vite que n’importe quel cheval au galop. Ce n’est pas le lieu de faire cette histoire ici, juste de noter qu’elle sera terriblement difficile à rédiger -on l’a déjà dit- parce qu’elle a des rythmes terriblement différents selon les continents, les pays, les régions, les villes, les quartiers, les rues, les maisons, les appartements, les pièces à vivre ; parce qu’elle se vit différemment selon que tu sois riche, pauvre, blanc, noir, jeune, vieux, heureux ou malheureux. L’histoire « ordinaire » de cette petite peste sera difficile à rédiger et les grandes collectes que toute la communauté scientifique appelle de ses voeux, tout importantes soient-elles, ne constitueront probablement qu’une écume mémorielle.
Partout le sentiment d’une révolution à faire. Il faut profiter du trouble pour changer le monde, l’économie néo-libérale te dégoûte, on doit secouer le vieux monde, subordonner les realia économiques à l’homme, sauver la planète, enterrer le monstre de Frankenstein une bonne fois pour toute. Mais nulle part le moindre lever de drapeaux noirs. Le monde est bien appris. Où sont les recettes de la révolution? Des banderoles, des manifestations? Des grèves, des flashmobs? Le chant haché des AK47? Tu attends les recettes. La petite peste n’apporte aucune solution, elle ne permet même pas de poser le problème, elle ne fait qu’exacerber les souffrances, les cris, les angoisses. Sortir de cela, tenter de se hisser au-dessus de la mêlée, c’est être ou inconscient ou égoïste ou fou. Ou je ne sais pas.
B a eu une longue conversation avec Rosa, au téléphone. Bruno, le bibliothécaire-archiviste de la Société des bibliophiles liégeois, lui a déposé dans une grande enveloppe la photocopie de la lettre de Stanislas Bormans, telle qu’il l’a retrouvée dans un petit lot de correspondances que Georges Hansotte n’a pas inventorié. La lettre est adressée à Rachel Deitz. B avait bien compris, en notant chaque mot de début de ligne des deux premières lettres, qu’il y avait quelque chose entre ces deux-là. Petit stratagème d’amoureux insouciants. Qui ne rêve de rédiger des lettres à secrets comme celles-là? Tout brûle et rien ne se consume.
B a expliqué le stratagème à Rosa qui souriait au téléphone et il imaginait ses yeux d’un bleuté transparent en fermant les siens. Pas de stratagème dans cette lettre-ci, toujours conservée en brouillon, c’est la fin d’un cycle, tout est consumé.
La lettre est datée à Liège, le 20 août 1888. A l’inventaire de la vie de Stanislas Bormans, on sait que ce furent des années importantes pour lui. Cela faisait déjà deux ans qu’il avait pris la charge du cours de paléographie et de diplomatique, remplaçant le jeune Henri Pirenne, évincé. Deux générations s’affrontent dans la carrière, les aînés et les jeunes coqs se toisent d’un oeil cinglant.
1865. Stanislas a trente ans quand il grimpe vers Warfusée, laissant les pleurs et les lamentations à la houillère de Gerard-Cloes, en Bernalmont. Il a trente ans quand il découvre les chirographes aux caractères hébraïques à Warfusée, il a trente ans quand il découvre les seins blancs de Rachel Deitz et file l’amour interdit. Henri Pirenne est né il y a trois ans et Noé Salmon naîtra dans trois ans.
1888. Henri Pirenne a vingt-six ans et Stanislas Bormans cinquante-trois ans. Bormans est de la vieille école, érudite mais aussi autodidacte, rat d’archives et de bibliothèque, le nez sur les écritures, un buveur d’encre, qui passe de document en document sans scrupule, comme un homme à femmes, boulimique, liégeois de Liège et belge de Belgique. En 1883, à vingt-et-un ans, Henri Pirenne obtient son doctorat puis il va squatter les Monumenta Germaniae Historica, les bureaux des maîtres Bresslau, Arndt, Waltz et, un an après, il se retrouve aux Chartes et à l’EPHE -cette maison n’a pas vingt ans et les autres sont juste un peu plus âgées. L’énumération des dates et des lieux n’est pas une frivolité. Le monde ouvert et découvert par Henri Pirenne, c’est un beau monde et un monde frais. Tout est en création, tout est à faire. Pas de petite audace, pas de menu choix. Les enduits des murs des institutions sont encore loin d’être patinés. Quand Henri Pirenne revient, il est paléographe et diplomatiste formé en Allemagne et en France: voilà le socle de son métier. Il a bouffé à tous les râteliers et il a bien fait. Mais il n’y a pas que cela et ça ne suffit pas. On le charge de monter la chaire de paléographie et de diplomatique à Liège, mais c’est Stanislas Bormans qui l’occupe. Pirenne est évincé, Bormans prend la place en 1886.
1886. Victoire meurt à quarante-trois ans. Stanislas Bormans se remarie un peu plus d’un an plus tard avec Anne ‘t Kint de Roodenbeke, la fille du consul des Pays-Bas à Bruxelles. Du beau monde. Elle a trente-quatre ans et met au monde deux filles, des jumelles, un peu plus de neuf mois après leur mariage, le 14 juillet 1888. Noé Salmon a vingt ans. Il va bientôt sortir de l’école normale, bientôt instituteur. Il habite Ville-en-Hesbaye, où son père est agriculteur. Noé est un brûleur de chandelles, un viveur. A la ville, il a lu Thérèse Raquin et Bel-ami, et aussi Une saison en enfer, il aime toucher les flammes du bout des doigts et quand il rentre chez ses parents, il part avec un livre se perdre des heures durant, sous un pommier, dans une des prairies du village, quand on n’a pas besoin de lui aux champs. Il paraît même qu’il écrit. A la ville, il a rencontré Rachel, elle a quarante-cinq ans, elle a de si grands yeux noirs.
Affiche pour le lancement de la publication hebdomadaire, vers 1867 Van Nuytts – Wikimedia
Dans la lettre, explique Rosa, Stanislas Bormans remercie Mme Deitz pour ses félicitations à l’occasion de la naissance de ses jumelles. Il la remercie « pour tout ce que vous avez fait pour moi », « sic » comme on dit. Il la remercie de l’avertir qu’elle s’en va, qu’elle a décidé de partir, de quitter la ville. Il lui explique qu’il comprend très bien qu’il faille un moment se faire une raison et prendre un nouveau départ. Comme ces lettres ont dû faire mal. Il lui présente tous ses « voeux de bonheur » pour ses fiançailles et son départ à Ville-en-Hesbaye.
Les journées de confinement sous le soleil sont insupportables. Les rues grouillent de promeneurs honteux qui regardent leurs chaussures et marchent d’un pas lent. Le soleil brûle l’intérieur des appartements et échauffe les biles. Le monde se divise désormais entre plusieurs castes: ceux qui crèvent, ceux qui souffrent et ceux comme si de rien n’était. L’équilibre entre les castes est précaire. Pour le plus grand nombre, la petite peste reste un dossier extérieur, mais aussi un livre noir dont on craint suffisamment d’y voir son nom inscrit pour réclamer la protection des saints et des drones, quitte à vendre quelques kilos de liberté individuelle contre un baril de « comme si de rien n’était ».
Le cilice de morale dont se recouvrent les bonnes sociétés depuis déjà quelques années enserre de plus en plus. Indécence est devenu le mot sale que l’on crache sur les autres, les autres évidemment, on le jette au fil des conversations ou des textes comme une capote. Car on s’apprête à régler ses comptes, « le jour d’après », comme ils disent, et en attendant, on tient à garder le regard haut, en vieux lutteur.
Tout paraît déplacé, décalé. Le coeur de la quarantaine est sinistre, en fait. On attendait des journées de création et la plupart a fini aux fourneaux, d’abord à la création de petits plats, puis au fur et à mesure de l’avancement de la crise, ils se sont rabattus sur la confection de pain, le « stress-baking » de New York. Odeur, moiteur, chaleur, brutalité du pétrissage, on poigne dans la masse vivante, la levure est cette pourriture qui fait vivre, les psychanalystes s’en régaleront.
B. se bat contre lui-même. Travailler sur la longue durée ne peut se faire que la nuit, « quand les cris des enfants se sont enfin tus », pour paraphraser de mémoire un autre maître, Léopold Genicot. Alors, dans la fraîcheur silencieuse, tout redevient possible, la création redevient un art et non plus une obligation, le plaisir redevient possible, caché aux yeux du monde, presque honteux, indécent.
La nuit donc. B crée. A sa façon. Il lit mais ses yeux filent sur les pages. Il écrit des pages et des pages sur son carnet en ligne. Il souffre de ces pages dont il ne sait si elles sont de l’orgueil ou de l’art, de l’indécence ou de la foi, de la création ou de la négligence, de l’indolence intellectuelle. Elles sont nécessaires, quand même. C’était l’instant, le moment à saisir, le ϰαιϱός, le kairos à maîtriser.
« Il faut les coups du hasard et l’imprévu pour qu’un homme supérieur, en qui sommeille la solution d’un problème, se mette à agir en temps voulu — pour qu’il « éclate », pourrait-on dire. Généralement, cela n’arrive pas et, dans tous les coins du monde, il y a des hommes qui attendent et qui ne savent pas ce qu’ils attendent vainement. Parfois aussi le cri d’éveil arrive trop tard, ce hasard qui donne la « permission » d’agir, — alors que la plus belle jeunesse, la meilleure force active se sont perdues dans l’inaction ; et combien y en a-t-il qui, s’étant mis à « sursauter », se sont aperçus avec terreur que leurs membres étaient endormis, que leur esprit était déjà trop lourd ! « Il est trop tard », — se sont-ils dits alors, rendus incrédules à leur propre égard et dès lors inutiles pour toujours. — Dans le domaine du génie le « Raphaël sans mains », ce mot pris dans son sens le plus large, ne serait-il pas, non l’exception, mais la règle ? — Le génie n’est peut-être pas du tout si rare, mais les cinq cents mains qui lui sont nécessaires pour maitriser le ϰαιϱός, « le temps opportun », pour saisir le hasard par les cheveux ! » Tu reconnais le vieux Nietzche, Par delà le bien et le mal, c. 274, dans la traduction probablement boîteuse d’Henri Albert, parue en 1913.
Il ne pouvait pas être trop tard. Il ne peut pas être trop tard. C’est le temps de l’indécence.
Quand même, il croit en ce qu’il écrit, la tête alourdie au fil de l’accomplissement de la nuit. Un long échange avec Rosa, comme il en a souvent depuis quelques semaines, l’a libéré. Elle lui a reparlé de Rachel Deitz. Bruno, l’archiviste de la Société des Bibliophiles liégeois, lui a dit qu’il avait trouvé d’autres lettres de Bormans, la plupart techniques sauf une, destinée à Rachel aussi. Il la lui apportera demain, elle téléphonera à B.
B. a le coeur battant. Il a repris les lettres de Stanislas Bormans et de Rachel Deitz, celles-là même qu’il a photographiées avec son portable il y a plus d’un mois, le 13 mars, le lendemain de sa nuit avec Rosa. Il les avait abandonnées depuis lors, écartelé par la petite peste à Paris. Les revoilà. Les lettres inventoriées par Georges Hansotte et conservées à la Société des bibliophiles liégeois. Le lot de lettres conservées est étrange, disparate. Un ensemble de pièces officielles, le chartrier de Stanislas Bormans, avec toutes les grandes lettres le nommant aux postes prestigieux de sa vie: la lettre lui annonçant son élection le 4 mai 1874 comme correspondant de la classe des Lettres à l’Académie Royale de Belgique, celle le nommant membre titulaire de la Commission royale d’Histoire le 20 novembre 1874, celle du 28 avril 1884 le nommant chef du dépôt des archives de l’Etat à Liège, celle le nommant à la succession d’Henri Pirenne en 1886 à la chaire de paléographie et de diplomatique. Et puis deux lettres sur un papier quelconque, de format plus réduit, l’une datée du 19 juin et du 22 juin 1865, la seconde répondant à la première, l’une de Stanislas Bormans à une certaine Madame Rachel Deitz et la réponse de celle-ci. Celle de Stanislas est un brouillon, l’original est resté dans les mains de Rachel, mais il est très propre et a dû être envoyé, puisque la lettre de Rachel y répond. L’écart de datation entre les pièces -l’ensemble Bormans-Deitz datant de 1865, l’autre d’entre 1874 et 1886-, la différence d’apparence matérielle -on dirait, dans le jargon, la différence codicologique- entre les deux lots, le fait que le lot de 1865 ait été rédigé et envoyé sans grand soin, contrairement à l’autre lot, montrent que l’on se trouve face à deux ensembles différents, probablement rassemblés artificiellement lorsqu’on a fait l’inventaire des pièces documentaires laissées par Stanislas Bormans après sa mort. Il n’empêche: ces petites lettres de 1865, brouillon et original, pour avoir été rapprochées des autres plus prestigieuses, avaient peut-être déjà connu un destin commun, conservées ensemble qui sait?, à l’instigation de Bormans lui-même. En d’autres termes: elles devaient avoir une valeur importante pour Bormans puisqu’il les a conservées et probablement dans le même lot, ou non loin de lui, que ses diplômes de triomphe.
Pourtant leur contenu est quelconque.
Madame Deitz, Vous n’êtes pas sans savoir que je travaille sur un lot de chartes chirographes avec des écritures latines et hébraïques concernant une vente de biens vers 1150, difficile à lire, de la seconde moitié du XIIe siècle, que je vous ai communiquées il y a quelques jours car vous m’avez assuré être capable de traduire la part hébraique de leur texte. Etes vous toujours disposée à me rendre ce petit service et à me renvoyer ce texte traduit avec les documents? Mon adresse se trouve mentionnée au bas de cette missive. Amour des lettres et finances ne font pas bon ménage: je ne pourrai pas vous rétribuer contre monnaie sonnante et trébuchante pour ce service, mais je resterai votre débiteur. Veuillez recevoir, Madame, l’expression de ma très respectueuse considération. Stanislas Bormans.
Monsieur Bormans, Je me permets de vous répondre affirmativement et de vous envoyer une première traduction rapide, effectuée par mes soins. Vous pardonnerez son caractère brouillon et mal écrit: le rabbin auquel j’ai demandé de l’aide me l’a refusée, prétextant qu’il n’avait pas à assouvir la curiosité d’une femme. « Aime ton prochain comme toi même » est une maxime catholique qui devrait être davantage cultivée dans certains milieux. Tant et si bien que j’ai traduit les lignes en hébreu de mon mieux: elles parlent d’un Moshe Salmon qui garde la caisse de la communauté avec Jean de Vyle de Hasbania et qui a consigné la propriété de la maison de Lambert. Mon avis est qu’il faudrait faire confirmer cette traduction par un vrai spécialiste. Bel et bien rendue au service de la science, je refuse tout paiement, cela va sans dire. Amour des lettres se suffit à lui-même! Veuillez recevoir, Monsieur, l’expression de ma déférente considération. Rachel Deitz
Leur contenu semble quelconque mais quelques mots sonnent étrangement. Il faut déchiffrer, décrypter. L’objet de la quête se déplace. Demain Rosa.
Une sourde, noire, dure colère m’injecte du courant à haute tension dans les moindres de mes veinules, remplaçant la détermination aux gestes mesurés qui m’animait jusqu’ici. La petite peste nous transforme lentement et c’est effrayant. Plus de quatre semaines depuis la réclusion, plus de trente jours depuis le retour de Liège. Où est passé le temps de l’innocence?
On peut d’ores et déjà écrire une histoire du confinement de mars, avril et mai 2020 et ce ne sera pas une jolie histoire. Les historiens ne sont pas sur le coup, pas encore: ils préfèrent s’écharper sur les liens entre passé et présent, entre les vieilles épidémies et les nouvelles. L’éducation historique de la middle class européenne a été bien faite, avec un article, une interview ou une tribune par jour -et j’y participe- où l’on a appris au « grand public » l’existence de la grippe espagnole et de la grippe de Hong-Kong, du Decameron et de la peste noire. Mais pour cette peste-ci, on a laissé le terrain aux épidémiologistes et aux économistes, aux journalistes et aux experts polymorphes. Les archivistes se réveillent pour rassembler les « archives » du confinement, des historiens s’attaquent aux tweets: une dynamique mémorielle qui réapparaît à chaque nouveau temps de crise, depuis quelques années maintenant.
Le choix de la « petite peste » pour qualifier le virus qui tétanise et arrache les âmes et détruit les coeurs ces dernières semaines, dans mes carnets de notes, est conscient et je l’assume. Bien sûr, ce mot ne convient pas si l’on s’en tient aux critères biologiques ou si on s’attache au taux de létalité. Mais l’épidémie est ici décrite comme elle est vécue dans les sociétés du monde. De toute évidence, elle est perçue comme une équivalente de la peste, l’épidémie qui a marqué le monde médiéval et imprimé une terreur dont ces sociétés ont hérité, au coeur d’une forme d’inconscient collectif. C’est la petite peste, le sentiment d’une mortalité effroyable et insupportable, d’une injustice flagrante, une peur terrible qui dépasse tout et qui évacue toute morale.
Enterrement de victimes de la peste à Tournai. Détail d’une miniature des « Chroniques et annales de Gilles le Muisit », abbé de Saint-Martin de Tournai, Bibliothèque royale de Belgique, MS 13076-77, f. 24v.
Les images-clés que les supermarchés de l’information distribuent sont celles que les historiens ont à leur disposition pour parler et étudier la peste noire: des images de fosses communes comme celles de Hart Island à NYC ; des images de cercueils empilés comme en Lombardie ; quelques témoignages triés sur le volet ; des graphiques et des tableaux parlant de démographie, de mortalité, de casse économique. C’est la première fois qu’un fait majeur de société se visualise majoritairement en chiffres et en graphiques de manière continue, jusque dans les imprécations: abaisser la courbe, dans toutes les langues du monde. Et ceci depuis le premier site qui a « lancé » la petite peste, à Johns Hopkins. La petite peste est devenue une affaire de chiffres. Les Belges se sont retrouvés avec des chiffres de mortalité trop élevés à leur goût et tout leur art intellectuel et politique tient maintenant à expliquer qu’il faut rectifier les chiffres pour redresser la réputation du pays, qu’ils estiment ternie. Les chiffres, cet art du vide, cet art de la duperie. Pourtant j’écris en chiffres et j’admire les travaux des analystes critiques ou des vrais quantitativistes qui se fraient un chemin dans les dédales de la discipline statistique. Mais ici, ce sont de sales chiffres, mal nés, maltraités, mal polis, cuisinés à la diable pour le fast food médiatique.
La petite peste se résume donc à des chiffres: hospitalisation, mortalité, chômage, PIB, dette… A des objets aussi, qui ont évolué avec l’histoire de la petite peste: les solutions hydroalcooliques d’abord, les masques ensuite et maintenant. Il y a bien des hommes et des femmes, les soignants surtout, mais on les présente sous un seul visage caché par un masque, fourbus, désespérés, terriblement effrayants et rassurants: les sacrifiées et les sacrifiés. Ils sont ces « autres » qui sont « au combat » et qu’on veut bien voir de loin, que l’on paye en frappant dans ses mains à vingt heures durant deux ou trois minutes, le salaire de la peur. Il y a bien aussi le lumpen-proletariat qui livre les colis Amazon et débarrasse les sacs poubelles, mais ils sont encore davantage invisibles, ce sont les ombres du métro à 5h30 du matin. Les victimes? Floues, fantomatiques. Dans les maisons de retraite, enfermées à mourir. Je me souviens avoir écouté le podcast d’une leçon d’Arnaud Fontanet au collège de France, en septembre de l’année passée, décrivant le désespoir des familles en Afrique lorsqu’un ou une des leurs était victime d’Ebola: arrachée à la famille, la personne contaminée, qui avait 50% de chances d’en sortir, mourait souvent seule et son corps, toujours contagieux, était enterré sans que personne puisse s’en occuper, ce qui constituait une déchirure culturelle effroyable. C’était il y 5 ans, en Afrique. Et maintenant en Europe. C’est la petite peste.
Paris, rue de Buzenval, 16 avril 2020
J’ai retourné mon coeur. Les premiers temps de la petite peste, à peine rentré de Liège, je les ai passés à affronter les angoisses du monde sans ciller. J’ai écrit les premières pages de mes chroniques alors, c’était le temps de la confrontation. Mais, un mois plus tard, le monde a pourri, je viens d’accepter une prise de conscience un peu effrayante: les tensions de la peur rendent une partie de l’humanité plus belle que jamais et l’autre partie plus horrible, plus infâme et plus égoïste que jamais. Je crois discerner maintenant la violence certaine des luttes qui nous attendent si nous voulons défendre la belle part de l’humanité. J’ai terminé ce texte la tête lourde dans la nuit de mercredi à jeudi, il était trois heures du matin et la nuit sifflait dans mes oreilles. Je ne pouvais pas quitter mes pages ainsi désespéré.
J’ai alors terminé « If » de Marie Cosnay. J’aime beaucoup Marie Cosnay, son oeuvre, sa façon de construire un texte entre recherche critique et poésie. Marie Cosnay décrit des quêtes au coeur noir -des morts, des trahisons, des mensonges, des désespoirs, des abandons…- mais elle retourne le noir en amour et ça, c’est extraordinaire. J’ai dévoré les cinquante dernières pages entre 3 et 4 heures du matin. « Si on marche et ne craint plus rien, c’est que la méfiance et la rudesse ont été portées à leur paroxysme. Nous poserons la douceur politique au niveau de la violence et l’amitié à la place de l’inimitié, une opération de renversement est possible » (p. 186). Comment oser en arriver là? Tout se joue deux pages auparavant. « J’ai eu besoin d’histoires. Celle du comte de Monte-Cristo était parfaite pour l’éternité de l’espérance, la renaissance des luttes. Les personnages se faisaient des clins d’oeil d’un siècle à un autre, de Napoléon à la Commune au château d’If, les descendants de ceux qui avaient perdu une terre en perdaient une encore, mais pas la même. J’ai eu besoin des histoires des autres. Comme Mohamed Bellahouel, je ne savais ou ne pouvais que ça: la souffrance, l’histoire ou même l’amour des autres ». Les histoires des autres. Mais bien sûr.
Quelqu’un a dit à Rosa qu’il savait où était passée Rachel.