Apocalypse documentaire

Apocalypse a repassé les plats. Les critiques , qui furent fortes et bien entendues il y a quelques années, sont de plus en plus faibles.

Seules quelques voix discordantes se font entendre, ici ou .  Il faut les écouter. A ces voces clamantes in deserto, je voudrais me joindre. Car Apocalypse est une de ces très perverses créations télévisuelles à vocation culturelle, de ces dernières années.

Certes, elles font de l'audience -probablement davantage grâce à une communication très efficace, mais aussi parce que l'usage s'est répandu de se plonger sur les séries quand elles arrivent à revenir de saison en saison. Et ici, Apocalypse se présente comme une mini-série, la enième saison…

Pour le reste, on nous sert un machin convenu, avec toujours les mêmes images et surtout des  textes historiographiquement datés, voire partisans, anachroniques… Mais je préfère, moi aussi, me pencher sur la fameuse « valeur ajoutée » : l'image colorisée. Je ne parlerai même pas du son plaqué encore plus brutalement que d’habitude…

Les images colorisées. Elles ne sont pas seulement problématiques parce qu'on n'y croit pas, parce qu’elles font faux1. On peut pousser le raisonnement encore plus loin. Le documentaire, ces dernières années, se cherche une nouvelle identité. Il se veut docu-fiction, tente de rejouer la réalité, de s’incruster encore davantage dans la rétine et dans l’estomac de son public. Il veut parler à ce public, ou plutôt hurler, minauder, frapper le spectateur. Stimuler. Jouer la carte de l’émotion. Répondre aux besoins de voyeurisme, flatter le goût pour la morbidité, la recherche des excitations les plus diverses. Pour ce faire, deux solutions, si vous faites « de l’historique » : ou recréer la scène avec des acteurs… ou bien transformer plus ou moins les images d’époque. Et là, ce ne sont plus les images de l’époque. Elles sont certes fausses, comme ces animations des jeux vidéos ou ces séries télé semi-gore que l’on regarde sereinement du fond de son canapé, car on sait, au fond de soi, que « c’est du faux ». Mais elles ne sont pas seulement fausses : elles ont acquis un statut fictionnel. Il ne s'agit pas de mieux comprendre 14-18 mais que 14-18 nous émeuve davantage. C’est la mini-série du moment. Vous pouvez la regarder avec votre paquet de chips sur les genoux. Et tous les pauvres cadavres barbouillés de sang, avec leurs pantalons rouges, leurs vestes verts-de-gris, leurs casques bleu horizon ? Ce ne sont plus que des personnages de fiction. Ils étaient vos arrières-grands-parents ; ils sont devenus des formes animées sur celluloïd. Des acteurs de docu-fiction.  Bien mal payés, d’ailleurs.

Notes

1Je suis ici totalement la superbe analyse d’Adrien Renouvet qui en vient à montrer que les images ainsi faussées induisent un sentiment de distance encore plus grand par rapport à la réalité et donc, pour les chercheurs, démystifient l’image animée, lui retirent son statut de « comme la réalité ». La colorisation aide donc à la déconstruction postmoderne de la source.

La réalité dépasse-t-elle la fiction?

Ayant, comme tout chercheur en sciences humaines qui se respecte devrait le faire, entrepris la lecture du triptyque « Faire des sciences sociales » de l’EHESS, j’ai été sensible à l’article de S. Chalvon-Demersay, La part vivante des héros de séries: elle y montre combien les rapports entre la réalité et la fiction sont de plus en plus intriqués dans notre société pétrie de culture télévisuelle1.

Le rapport à la fiction est une constante dans toute société, ancienne comme moderne. La question que nous devrions nous poser, historiens, est celle du statut de la fiction. Cette assimilation au héros de série bien présent dans nos vies, cette fusion si tentante avec le milieu dans lequel gravitent les personnages de fiction qui enluminent nos soirées sont effectives. L’Angleterre du docteur Who, le Princeton Plainsboro Hospital du docteur House, le Quai des Orfèvres du commissaire Cordier2 sont des lieux où nous sommes tellement à l’aise : nous nous verrions bien vivre dans ces maisons cossues à pans de bois des quartiers bourgeois américains des Desperate Housewives. Tellement à l’aise. Le mélange des genres est total, Sabine Chalvon-Demersay le montre fort bien. Un mélange dans le bon sens comme dans le plus terrible.

images1

Il y a quelques jours, le 20 novembre, une série d’images effrayantes ont été mises en valeur par certains tabloids anglais : on y expliquait comment des membres du Hamas auraient pris sur le fait et exécuté six espions à la solde d’Israël, à Gaza, et on y montrait, avec force photos, comment le cadavre de l’un d’entre eux avait été traîné à l’arrière d’une moto dans la ville. Je ne commenterai pas les faits, mais plutôt la manière dont ils ont été présentés. Le Mail Online, la version web du Daily Mail britannique, est un des seuls à présenter en long et en large ce sinistre cortège en insistant dès le titre sur le « motorbike gang » qui s’est chargé de cette besogne3. Embrayant immédiatement, le site web pour motards « Hell for Leather » 4, américain, présente les choses de manière fort inattendue, en comparant avec « ce que feraient » les héros de la série télé américaine Sons of Anarchy. Cette dernière raconte les exploits immoraux et désespérés d’une bande de motards américains dans une petite ville perdue, trafiquants d’armes, englués dans une violence qui les dépasse, justiciers bordeline au vague service de leur petite ville. Le motard journaliste américain qui a rédigé ces lignes a immédiatement fait le rapport tout en distinguant de suite non pas la réalité et la fiction mais la réalité et l’image, image and reality. Et d’insister : non, ce ne sont pas Danny Trejo et Ron Perlman, les acteurs de la série, qui sont sur ces motos… Notons tout de suite que le journaliste ne cite pas les personnages mais les acteurs : on confirme ici ce que nous disait Sabine Chalvon-Demersay, insistant sur la confusion entre l’acteur et le personnage joué et introduisant un nouveau flou dans la réalité.

« If this were a western action movie, the guys on the bikes would likely be Danny Trejo and Ron Perlman, the bikes would be Harleys and the people being dragged would soon be avenged by some square-jawed hero. I use this not to make light of the situation in Palestine, but instead to illustrate the disparity between image and reality. There’s places in the world where people actually use bikes to do bad things and those people and those things don’t necessarily look like what we expect them to. The idea of dragging bad guys through the streets behind motorcycles is also likely one disseminated or seeded by western media »5.

Le journaliste moto, qui voulait faire la part des choses, montre plutôt combien le rapport entre la réalité et la fiction est ici complètement mêlé : d’un côté, des héros comme les motards des Sons of Anarchy, au comportement violent mais moralisé. De l’autre des « gens », people, qui font des bad things. Le fait que les Sons soient des personnages de fiction n’est pas envisagé. Ils représentent une forme de « bonne » violence vécue et moralisée. De leur côté, les « autres » ont pu être influencés par les western media (on notera qu’on ne parle pas de movies.).  Plutôt qu’un enième choc des civilisations, le journaliste nous montre un monde complexe où les personnages de fiction se confondent avec le monde « réel ».

Ce rapport à la fiction, cette complexe confusion sont-ils des créations de notre monde contemporain ? Peut-être que oui. Mais pourquoi ne pas nous pencher sur nos vieilles sources fictionnelles du Moyen Âge, de l’Antiquité, en les analysant avec ce regard ? Et si les Vies des saints médiévaux, dont un des mes maîtres, Guy Philippart, avait bien insisté sur le côté fictionnel du genre, destiné aussi à plaire et à amuser, étaient aussi à lire en ce sens ? Ne trouve-t-on pas, au fil de ces sources médiévales, des traces de ce mélange constant entre ces personnages plus ou moins légendaires, plus ou moins fictionnels, et la réalité ? Certes, la dévotion est un grand adjuvant, mais n’y retrouve-t-on pas les mêmes mécanismes de foi et d’adhésion à des personnages virtuels que les nôtres ? Face aux documents hagiographiques, les historiens ont voulu « rationaliser » nos hommes du Moyen Âge : ils nous expliquent que certains ont nécessairement dû prendre leurs distances par rapport aux saints plus ou moins légendaires et plus ou moins miraculeux ; que d’autres ont été victimes de leur naïveté et manipulés par une institution ecclésiastique sans scrupule. Vraiment ? Vraiment critiques ? Vraiment naïfs ? Et s’ils avaient été simplement bon public… eux aussi ?

Notes

1 Je ne suis pas le seul à m’en être nourri : http://advertisinghistory.hypotheses.org/349
2 Combien de personnages titrés ! Il y aurait une étude à faire sur la labellisation des héros de feuilletons, qui doivent avoir tous un titre de gloire ou de fonction, du writer Castle au detective Murdoch ou à sœur Thérèse… On notera aussi le passage, dans la dénomination, du « feuilleton » des années ‘80 aux « series » des années 2000 : un dégagement de la sphère de l’écrit dans laquelle se trouvait inséré le « feuilleton » ? A étudier aussi !
3 Une vieille constante sociale, inspirée de la légende noire des Hell’s Angels : le motard est toujours un voyou et il perpètre ses crimes en bande.
4 Un des rares sites web d’actu moto qui n’offre pas un contenu désespérément plat.

L'OVNI « dossier Bertrand »

Sur un ovni dans la littérature scientifique, le genre d'ouvrage qui ne sera lu que pour être massacré ou adoré1.

Philippe Artières -dont les préoccupations (habilitatoires?) sur les écritures ordinaires se rapprochent des miennes, lui sur l'époque contemporaine, moi sur le Moyen Âge- a convoqué une tripotée d'historiens contemporanéistes autour d'un dossier d'archives acheté sur un marché aux livres anciens à Paris. Une centaine de feuillets de la fin du XIXe s à 1944, un dossier intitulé d'un coup de crayon "Procès Bertrand" par un archiviste (?) sur la liasse. Des bribes de vie éparses, jetées çà et là sur des feuilles: des morceaux de la vie de Joseph Daniel Bertrand, banquier à Lille dans l'entre-deux-guerres, autour d'un procès qui le voit condamné pour faux et fausse dénonciation d'un ex-gendre notaire. Celui-ci, divorcé de la fille de Joseph Daniel Bertrand, est accusé par une lettre "anonyme" d'être un margoulin en affaires. Cette lettre serait-elle de la plume du banquier Bertrand? Des graphologues, experts en écriture, archivistes paléographes pensent découvrir le pot-aux-roses. Le dossier tourne autour de cette histoire, il émane de Joseph Daniel Bertrand.

L'autre dynamique du livre, la principale, consiste en la mise en place d'un cadavre exquis par cinq historiens qui s'emparent chacun du dossier, l'analysent chacun de leur côté puis se retrouvent pour s'exposer les uns aux autres le  fruit de leurs réflexions, en une sorte de jeu, confrontant et croisant leur vision du dossier, leurs interprétations du donné historique. Exercice étonnant, d'autant plus que les présentations des différents historiens se succèdent, hachées, coupées et entremêlées par un hasard organisé. Un jeu, mais aussi un révélateur de la polyglossie des chercheurs, dont les résultats sont non seulement différents dans les interprétations, mais aussi dans la compréhension littérale des documents, révélant de mauvaises lectures, des raccourcis problématiques. Il en ressort que notre métier d'historien reste un art, où la précision de vue et d'analyse joue davantage qu'une application de techniques critiques toutes faites ou qu'une réflexion interprétative « siouxe ». En d'autres termes, lorsqu'on descend dans les caves des archives, lorsqu'on malaxe les sombres substances des sources, une bonne vue d'entomologiste à la Jünger vaut mieux qu'une échelle anthropologique ou philosophique pour prendre un point de vue de Sirius.

Les fondements historiques: un dossier d'archives. Comment le justifier? On sent, dans les propos de la bande de contemporanéistes, beaucoup de gêne ici ou là: certains ont vu d'autres sources "en plus", d'autres se sont tenus à ce dossier seulement. Le point de vue du médiéviste est plus optimiste: jouez le jeu jusqu'au bout, sans inquiétude ; s'en tenir à un seul dossier introduit une sorte de correction nécessaire, typique des autres périodes. Le médiéviste se plait à rêver: avoir un seul dossier comme celui-là pour un homme quelconque en plein Moyen Âge…  C'est peut-être là qu'un médiéviste aurait été utile dans le groupe. Pour encore mieux appréhender le métier d'historien, se limiter au point de vue du contemporanéiste n'est pas satisfaisant. La vista du médiéviste aurait été intéressante, pour sa différence!

Fascinantes aussi, les questions que se posent les chercheurs-auteurs face au dossier "Bertrand". Certains voient là un dossier compilé en raison du procès ; d'autres encore un dossier mis en place par Joseph Bertrand pour laisser une trace historique sous forme d'éclat, brillante. Personne ne s'est-il posé la question de l'origine du dossier? D'où le tenait le vendeur du marché aux livres? Vient-il des archives d'un avocat parisien? Ou des archives propres de Joseph Bertrand, montées de la province? Il ne serait pas étonnant qu'il s'agisse des seules archives personnelles survivantes de Joseph-Daniel Bertrand, rassemblées par lui-même comme pièces essentielles par leur auteur-producteur, ce qui expliquerait leur caractère composite, avec comme nucleus le procès, mais aussi bien des pièces sans rapport direct, comme des poèmes ou des baux du dernier tiers du XIXe s. Pièces "essentielles" pourquoi? Probablement pièces "officielles", qui composent juridiquement sa personne et son histoire. L'objectif de Joseph fut-il de mettre en valeur sa personne dans un dossier "mémoriel"? Je ne le pense pas: le statut de ces archives-là, rassemblées après-coup ou peu s'en faut, n'est pas d'être "publiées", elles restent comme documents du quasi for interne. Ce dossier d'archives serait plutôt le lieu documentaire ultime de Joseph Daniel Bertrand, son espace écrit personnel, le définissant le mieux in fine, composé par lui-même non pas pour la postérité, mais pour lui-même, comme une sorte d'auto-testament.

Fascinante aussi, la réflexion sur le faux que l'on lit sous la plume des historiens contemporanéistes, qui comme monsieur Jourdain font de la diplomatique sans le savoir, mettant en avant la fonction du faussaire "professionnel". Les graphologues repèrent les traces de faux et le dénoncent… Joseph Daniel Bertrand, lui, dénonce les graphologues: le faussaire est un professionnel qui a évidemment tout fait pour que ce faux paraisse provenir de sa propre plume à lui, pour qu'il soit accusé de ce faux…

Bien des choses à en dire encore de ce petit livre, qui mérite d'être médité par la communauté historienne. La dernière leçon: jusqu'ici, les médiévistes tenaient le haut du pavé en matière de réflexion sur la critique historique. Les historiens contemporanéistes montrent une fois de plus qu'ils jouent dans la même cour et méritent aussi les places d'honneur. Il serait plus qu'intéressant: essentiel même, pour la discipline historique, que les spécialistes des différentes périodes collaborent davantage dans cette voie.

Notes

1Artières P., Demartini A.-E., Kalifa D., Michonneau S., Venayre S., Le dossier Bertrand. Jeux d'histoire, Paris, 2008 (ISBN 978-2917217-01-6). Déjà analysé dans la Fabrique de l'Histoire ce vendredi!

L'histoire, les histoires, la mémoire

Roger Chartier est entré au Collège de France voici quelques semaines. Une juste consécration pour celui d'entre nous qui a le plus réfléchi sur l'écriture, la lecture, l'imprimé et le manuscrit ces dernières années, lui qui a tant apporté et continue à tant apporter à la connaissance de l'homme écrivant et l'homme lisant.

Sa leçon inaugurale, au titre énigmatique, « écouter les morts avec les yeux », n'a guère encore été commentée, pourtant elle mérite une lecture plus qu'attentive. J'y ai glané de quoi réfléchir sur l'histoire, puisque Roger Chartier y établit une différence entre le rôle et le statut de l'historien (dire le passé sous un régime particulier de la connaissance) par rapport à la démarche des architectes des entreprises de mémoire ou encore par rapport à ceux qui racontent des histoires (les écrivains du roman historique)1. Voilà une réflexion qu'il nous faut poursuivre: l'historien ne peut condamner les architectes de la mémoire ou les romanciers du passé. Pas plus que les uns et les autres ne peuvent condamner ou critiquer l'historien, ou encore l'instrumentaliser.

L'historien étudie l'homme ancien en usant d'une méthode critique fondée sur la démarche scientifique héritée des Lumières, il veut écrire le passé historique « vrai ». Mais ce n'est pas la même vérité que recherche l'architecte mémoriel: lui veut reconstruire le passé en fonction du présent pour comprendre, légitimer, justifier, accepter ce dernier. D'où les fameuses « lois mémorielles », d'où la lettre de Guy Môquet, les obsèques nationales de Lazare Ponticelli ou les cérémonies gaulliennes du plateau des Glières. Mais également le catharisme, en partie pure construction mémorielle régionaliste, ou encore les excuses officielles des princes et potentats pour la colonisation, l'inquisition… Attention, je ne veux pas dire que certaines de ces démarches mémorielles ne sont pas fondées en histoire scientifique, ni porter un jugement de valeur sur elles: elles sont devenues nécessaires, semble-t-il, à tous les niveaux. Jusqu'au niveau le plus individualisé de la démarche mémorielle, lorsque des « amateurs » (qu'ils me pardonnent le mot, hérité de ma position de « professionnel ») tentent de faire des reconstitutions de la vie du Moyen Âge, des combats et des habillements, de la cuisine, de la culture des champs (et on y adjoindra évidemment les reconstitutions actuelles, mi-folkloriques et mi-mémorielles, de scènes de fauche ou de moisson de nos aiëux du XIXe s., lors des grandes fêtes de village, lorsqu'on sort pour l'occasion les énormes batteuses à vapeur ou les vieux tracteurs pétaradants). Là aussi, nous historiens « scientifiques » (professionnels?) ne pouvons pas ou plus porter de jugement de valeur; même si nous devons lutter pour que ces entreprises mémorielles ne se mettent pas à vouloir éradiquer l'histoire scientifique.

Enfin la vérité de l'historien scientifique n'est pas non plus la même que celle du romancier, de celui qui écrit des histoires sur l'histoire. Les deux genres ont toujours coexisté: citons simplement, depuis que l'histoire scientifique existe, Walter Scott, Alexandre Dumas, Maurice Druon, avec aussi certes des Christian Jacq, Jeanne Bourin ou Juliette Benzoni, mais aussi des romans de plus haute volée comme l'éternel Nom de la Rose d'Umberto Eco…Plus récemment encore, les Bienveillantes de Littell. Il n'y a pas de contradiction, là aussi aucun jugement de valeur: le roman historique parle autrement du passé, il lui donne des couleurs plus chatoyantes, il le rend plus sexy d'une certaine façon. Lui aussi reconstitue, refait, recrée, avec parfois audace voire témérité, il abandonne les tabous scientifiques, il « prend des libertés avec l'Histoire », comme on dit. Certains couplent à leur discours des accents mémoriels, ils font du roman historique mémoriel -là aussi on retrouve les kilos de papiers consacrés aux soi-disants « cathares » ; on inclura aussi Jonathan Littell parmi ces romanciers qui se veulent porte-drapeaux de la mémoire: le discours public entendu et lu autour de la publication des Bienveillantes unissait clairement les deux options, tandis que les scientifiques pestaient…

Il nous faudrait accepter ces trois formes de connaissance du passé en n'excluant aucune, en ne méprisant aucune et en soutenant chacune.

Notes

1Chartier R., Ecouter les morts avec les yeux. Leçon inaugurale au Collège de France, Paris, 2007(Leçon inaugurale n° 195), p. 25-29.

Les pièges de l'ethnographie: la messe tridentine

L'anthropologie m'attire de plus en plus, de même que la sociologie, comme sciences et pour leurs méthodes. Je reviendrai une autre fois sur les parallélismes entre l'histoire et ces autres sciences d'explication de l'homme en société et de la société tout court.

Au fil de recherches sur le web, affairé à descendre dans les couches les plus profondes de l'internet, je me suis retrouvé face à une revue d'ethnographie en ligne, une revue de jeunes ethnologues ou anthropologues. Une revue essentielle, puisqu'elle permet à des jeunes de se faire les dents, de s'aguerrir, de se frotter au regard d'autrui.

Là, un article sur la messe tridentine, cette messe latine de Pie V remise à l'honneur par le pape tout récemment, et qui fait les délices des tradis endimanchés et excités. Le jeune chercheur suisse qui s'attaque à l'ethnographie d'une messe tridentine est à la fois courageux et a du flair: s'il y a bien des communautés qui méritent un regard d'ethnographe, ce sont celles-là.

Mais sujet difficile aussi. Et l'apprenti ethnographe tombe dans le piège: sans connaissance un peu exercée des rituels chrétiens en général, sans quelques notions de théologie élémentaire et d'histoire du christianisme et de l'Eglise, le voilà qui enfonce des portes ouvertes sur la « présence réelle », sur la messe en tant que célébration aux parties complexes mais justifiables théologiquement. Il donne l'impression de ne pas connaître les rites post-Vatican II ou médiévaux, ce qui lui fait prendre toute action rituelle constatée comme « tradi »…alors que ce sont simplement des rituels communs, largement en usage et admis dans l'Eglise post-conciliaire.

Au final, ces quelques naïvetés qui montrent bien qu'on ne peut faire d'ethnologie ou d'anthropologie ou même de l'histoire sans un minimum de connaissances acquises ou à acquérir, que « le terrain » ou la lecture de la « source » ne suffit pas… Il n'est pas isolé, ce jeune anthropologue: c'est un des pièges dans lesquels les jeunes historiens ou encore ceux qui veulent publier vite et beaucoup, sans expérience, tombent le plus souvent: une lecture des sources rapide, avec a priori, déjà biaisée par une idée de départ… Le péché par induction, en quelque sorte. Alors que la recherche en sciences de l'homme et de la société ne peut se construire que dans un dialogue constant avec les sources, s'en imprégnant, s'en distanciant, y revenant, les confrontant avec l'expérience, les savoirs d'autres spécialistes, d'autres sources aussi, en un manège incessant dont sortent, à un moment ou un autre, la thèse et sa démonstration.

Mais pas de pessimisme: l'article de notre jeune ethnologue est prometteur et l'étude des rites et de la liturgie tels que vus et vécus par les communautés traditionnalistes sera passionnante.

Réinventer « l'historien et l'ordinateur » ?

Quelques jours après le colloque de Florence, un petit point. Cette réunion scientifique a apporté beaucoup à propos de  l'écriture électronique de l'histoire. On y a dit l'effroi face aux prises de position des historiens en la matière, jugées à juste titre insuffisantes: travaux peu importants malgré les apparences, utilisation moindre, potentialités inexploitées. Et puis, il semblerait que le public ait changé, on toucherait peu les spécialistes, voire de moins en moins… et de plus en plus le grand public! La situation semble d'autant plus complexe que certains historiens déçus en reviendraient presque au papier. Le public professionnel semblerait plus résigné que convaincu… La publication électronique n'est-elle donc qu'une mode, dans le milieu des chercheurs historiens?

Prétendre cela serait une façon aisée, superficielle, irresponsable, de régler le problème de l'édition électronique, le recours au web dans les disciplines de l'historien et de l'archéologue.  Le public change, il est plus large certes, mais est-ce un tort? Non, loin de là: c'est bien notre vocation d'ouvrir nos travaux au commun des mortels, au delà de la sacrosainte vulgarisation, ou pour parler plus poliment, « divulgazione ». Trop longtemps on a fait deux poids deux mesures, d'une part  une recherche scientifique de haut niveau, de l'autre une divulgazione, vulgarisation pour le grand public, et entre les deux, le Mur. Fort heureusement, l'idée que le Mur puisse être abattu commence à faire son chemin, la divulgazione commence à être valorisée.

Ce qui n'a pas été résolu, ce dont on n'a pas parlé, c'est du problème de la validation des informations publiées sur le web, leur reconnaissance scientifique. D'habitude, les travaux des chercheurs sont validés par des comités de lecture qui donnent leur aval à une publication papier, dans une collection ou une revue sur papier, traditionnellement. Le drame avec l'électronique, c'est que bon nombre de chercheurs plus ou moins reconnus peuvent s'auto-publier sur le web, pratiquement sur des sites persos, sans qu'aucune validation soit accordée par la communauté scientifique à leurs travaux et entérine donc peu ou prou la valeur de ceux-ci avant leur publication. Il n'y a guère de solution pour régler facilement le problème, peut-être de promouvoir la validation « a posteriori », après publication, des données publiées. Celle-ci est encore peu acceptée, même si elle est à la base de notre discipline. Il faudrait réellement commencer une réflexion critique à ce propos, pour sortir d'un dialogue plombé.

L'édition électronique ne remplace pas le papier mais le complète, démultiplie ses potentialités de publicité et donc de public. L'évangélisation de l'électronique est achevée, commence la phase de réévangélisation, d'approfondissement, d'appréhension plus efficace.

 

La manipulation des commentaires sur le web politique

Un des champs de bataille essentiels de la campagne présidentielle se situe sur le web, sur les forums, sur les sites des grands journaux, sur les blogs politiques ou approchants. On sait que ces derniers se retrouvent dans des réunions de « blogage en direct », que les journaux ouvrent leurs articles et comptes rendus de débats aux commentateurs.

Je m'étonnais donc de la quantité des commentaires et de leur qualité relative, de la répétition des arguments qui s'amoncellent comme un tapis de bombe lancé par une escadrille de B52 américains sur la toile, du côté caricatural d'autres, quel que soit le candidat contre lequel ils s'acharnent -et ce côté caricatural est souvent rehaussé par une orthographe tellement piètre qu'elle ôte toute crédibilité à son auteur.

Mais je commettais, en lisant ces commentaires de manière brute, un grave péché de critique historique: il faut soumettre tous ces commentaires au principe de critique historique que l'on appelle la critique d'attribution: à qui attribuer un texte réellement, qui en est l'auteur, dans quel contexte et pourquoi? Or, le principe premier du commentaire de blog ou d'article sur le web est son anonymat relatif, son caractère d' « un parmi d'autres » qui lui donne sa légitimité comme expression d'un individu composant une société de citoyens – une société vue donc comme un ensemble d'unités formant un tout. A première vue, perdue dans le brouillard technique de cet anonymat, la critique d'attribution ne paraît donc guère applicable ici, sauf si on prend le problème par d'autres biais, comme l'a fait André Gunthert.

Il s'est installé dans les locaux du 282 bd Saint-Germain, pour observer la « cellule de veille internet du parti socialiste » à l'oeuvre durant le grand débat du 2 mai entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy. Cette « netscouade » y est décrite au travail, agissant et réagissant à chaque passage du débat, lançant commentaire et contre commentaire, démolissant les arguments présentés par le candidat UMP dans les forums politiques ou les commentaires des blogs ou des journaux. Chaque parti a évidemment sa propre netscouade et il serait naïf de croire que l'UMP, de son côté, n'organise pas l'action-réaction sur internet de la même façon: le contraire s'impose même comme une évidence pour qui suit l'actualité politique sur l'internet, même si cette netscouade UMP n'ouvre pas ses portes.

Il semble clair que l'efficacité de ces équipes tient à leur rapidité de réaction, à leur pertinence (soit par des réflexions qui démolissent les propositions de l'adversaires ou encore des jugements de valeur sans pitié sur l'apparence, le discours, les regards de l'autre candidat…) ainsi qu'à leur nombre, leur capacité de faire masse et de l'emporter par l'ampleur.

Tous les commentaires ou toutes les réactions sont-ils à analyser comme tels? Combien de commentaires sont à assimiler à ces réactions de netscouades? Jusqu'où aller? Quel est la part prise par ces armées de l'ombre du web dans la masse de commentaires politiques ? Faut-il considérer les commentaires haineux et écrits avec une orthographe déplorable comme des documents provenants de vrais militants indépendants ou bien de créations de ces bataillons du net qui les écriraient apparemment contre leur propre camp, mais en fait pour discréditer l'électorat et les candidats adverses : ces commentaires au ton si outré et à l'écriture si déplorable pourraient paraître tellement ridicules qu'ils décrédibiliseraient leur auteur putatif et par là-même l'électorat de l'opposition: personne ne voudrait faire partie d'un tel électorat…

Pour analyser de manière critique l'attribution de ces commentaires, pour juger le poids de l'action de ces corps francs du web, on ne peut travailler qu'en étudiant à la fois pour l'interne et pour l'externe les commentaires politiques, en échantillonnage ou pour le tout: en interne, leur vocabulaire, leur construction, leur potentielle répétitivité, la qualification de leur orthographe, la recherche d'un « formulaire » en quelque sorte ; en externe, la comparaison des adresses IP pour voir si les commentaires émanent de mêmes auteurs ou non…

Pour finir, un jugement de valeur et une question: d'abord, mon admiration devant le travail d'André Gunthert et, au-delà de celui-ci, la qualité de la présence sur le web de l'EHESS ; ensuite, à propos de l'ouverture toute démocratique du QG de campagne socialiste: il fallait oser ouvrir les portes de cette netscouade… Qu'en est-il du parti adverse?

 

Weblogs: l'atelier de l'historien

A la fin de cette semaine, je présente une communication sur les blogs et l'historien lors d'un colloque scientifique à Florence. Je me suis dit qu'il serait intéressant de la pré-publier sur le web, afin de recueillir vos avis, critiques positives comme négatives, suggestions…pour améliorer mon texte. Une sorte de méta-bloguage collectif! Merci pour vos réactions…

Introduction

Trois ans déjà! cela fait trois ans que je suis dévoré par l'envie de faire le point sur le genre particulier qu'est le weblog et la façon dont les historiens l'appréhendent ou, plus ambieusement, comment ils devraient l'appréhender selon moi. C'est un sujet difficile: il s'agit de parler du métier d'historien et de ses liens avec une « relative » nouveauté technologique: pas de réelle théorisation de l'histoire, pas de nouvelle approche des sources ici, mais un nouvel instrument de publication dont l'impact dans le monde de l'écrit reste euphorique et impressionnant. En somme, je tente ici quelques réflexions d'historiographie immédiate et d'historiographie prospective. Mieux, il s'agit de penser cet instrument en considérant  ses incidences sur les méthodes de la critique historique1.

1. Définitions

Avant toute chose, qu'est-ce qu'un blog? Il faut aborder l'objet de manière large. Revenons au décollage du web dans les années '90. Le réseau, rappelons-le, est au départ une création militaire destinée à l'échange d'informations. Il s'ouvre au monde avec le protocole du web, initié et lancé par Tim Berners-Lee, à partir de 1989-1990. Dans un premier temps, le réseau  est l'affaire des spécialistes, des informaticiens ou des bricoleurs; eux ne se privent pas pour créer des pages html, en statique, mais qu'ils mettent à jour de temps à autre. Les historiens ne s'y intéressent encore guère, mis à part les quelques audacieux du Médiéviste et l'Ordinateur qui lancent Menestrel dans la foulée…On pourrait écrire des pages sur le dédain de bien des historiens, même encore maintenant, par rapport au web, considéré comme un gadget, une simple « vitrine », un piège à gogos, un repaire de pornographes, un nid à virus… L'irruption d'internet dans les moyens de communication bouleverse les habitudes: ce devient le premier lieu de quête d'information brute. De plus en plus, depuis le début des années 2000, c'est une évidence: l'Internet a remplacé les galeries Lafayettes: on y trouve de tout. Et c'est encore décuplé par les progrès en matière de transmission des données: l'ADSL, le très haut débit remplacent les vieux modem 58K. Moyen de recherche, le web apparaît à beaucoup dans le même temps comme un moyen de publier, de faire savoir, quel que soit ce que l'on veut faire savoir. Jusque ça, la complexité technique empêchait que tout un chacun publie comme il voulait: il fallait mettre les mains dans le cambouis, jouer avec du code html, se trouver une place sur un serveur, etc, etc, et cela décourageait plus d'un.  

En parallèle à cette demande forte de publication, apparaît l'intérêt pour le logiciel libre et la liberté des échanges, qui fait couler tant d'encre depuis des années! Les enjeux économiques et idéologiques sont énormes: la rupture du barrage des grands monopoles est l'objectif, la libération de la culture via l'internet apparaissent comme essentiels. Car on veut concurrencer Microsoft mais aussi les grands opérateurs de communication en les « grillant » (et c'est Skype), les commerces de tout type en les concurrençant (ce sont les petites start ups commerciales qui marchent ou crèvent, telle la « bulle internet »)… Ce sont les grands instruments de connaissance -et là c'est Wikipedia, si controversé et pourtant maintenant incontournable: l'ignorer ou proner la défiance c'est commettre la plus grande des erreurs… C'est le développement d'outils collaboratifs simples, comme les logiciels « wiki », développés par des partisans acharnés du libre, permet la création de tels instruments de création de connaissance, encore peu utilisés chez les historiens, à tort à mon avis2.  Et en même temps que les wiki, voilà que naissent des systèmes de publication « clé en main », nés sous la même pression et avec les mêmes objectifs, destinés à des utilisateurs lambda, afin qu'ils puissent enfin se passer du code et publier rapidement, librement: les weblogs. Web logs pour journaux sur le web, contracté en blog et connu sous ce nom.  Grâce à ces logiciels-systèmes de publication, les CMS, Content Management System ou systèmes de gestion de contenus, n'importe quel individu capable de surfer sur le web peut tenir un blog. Je reprendrai ici la définition de Wikipedia, qui me semble cohérente: « Un blog ou blogue […] est un site Web constitué par la réunion d'un ensemble de billets triés par ordre chronologique. Chaque billet (appelé aussi note ou article) est, à l'image d'un journal de bord ou d'un journal intime, un ajout au blog ; le blogueur (tenant du blog) y porte un texte, souvent enrichi d'hyperliens et d'éléments multimédias et sur lequel chaque lecteur peut généralement apporter des commentaires ».

L'histoire des blogs est récentissime: les premiers blogs américains, très sommaires, naissent au début des années '90, mais on voit apparaître les premiers blogs francophones vers 1995: ils sont canadiens. Cependant, il faut attendre la fin 1999 pour que le réel engouement commence, avec la naissance de la plateforme Blogger par exemple: il ne s'agit plus seulement d'un simple logiciel de CMS, Blogger propose aussi une solution d'hébergement, et le tout gratuitement. En d'autres termes, l'internaute allait alors sur le site de Blogger, créait son blog en moins d'une demie-heure et pouvait commencer à publier. Bien des plateformes gratuites similaires suivirent, et la moindre n'est pas la plateforme de la chaîne de radio Skyrock, qui lança la fameuse mode des skyblogs, si prisés par les adolescents voici deux ou trois ans: nous sommes évidemment très loin, avec ce genre de blog d'adolescent, de la création de contenu qui aille au-delà d'une perspective de cohésion sociologique: dans un skyblog, vous trouverez des photos et de commentaires brefs, ou encore de textes convenus et répétés ou de journaux d'expériences adolescentes: le genre du skyblog est très particulier, il trouve d'ailleurs une continuation dans la plateforme qui est en passe de le supplanter, MySpace. En France, les plateformes sont montées en puissance puis se sont succédées: 20six, Joueb, puis U-blog ont disparu, remplacées par Over-blog, Viabloga ou encore par les plateformes de blogs proposées par les grands journaux comme Le Monde! En Italie, on compte aussi de grandes plateformes qui vont et viennent, comme Splinder

La facilité de créer son espace de publication, de le fonder avec une totale simplicité, a ouvert des perspectives insoupçonnées pour bon nombre d'écrivants. Il se trouve que le blog n'a pas encore acquis toutes ses lettres de noblesse. Pour beaucoup d'utilisateurs extérieurs, surtout pour les générations ancrées dans l'écrit de papier, ou encore pour les personnes qui s'opposent aux idéologies du « libre échange » de l'information -et elles sont nombreuses-, le blog n'est souvent que bavardage. Nombre d'utilisateurs confondent le modèle technologique « blog » et ses potentialités avec certaines utilisations dérivées les plus mises en valeur par le grand public, que ce soit le journal intime à la façon de l'adolescent, du jeune cadre ou du trentenaire déluré, que ce soit le lieu d'expression de réflexions politiques, économiques ou religieuses de l'un ou autre internaute prosélyte, que ce soit le lieu de révolte d'une personne ou d'un groupe -le groupe « sauvons la recherche » tient un blog.

2. Le blog et l'historien: la situation

C'est ainsi que le monde des historiens a découvert le blog, en même temps d'ailleurs que le wiki. Du wiki, je ne parlerai pas parce que hélas, il n'y a guère à en dire: les expériences de wiki par les historiens ne me sont guère connues, probablement les compte-t-on sur les doigts d'une main pour la France.

Du blog et des historiens: il y a là matière à discussion.

Car si le genre n'a pas pris, pour l'instant, en France, avouons-le, par contre, dans les pays anglos-saxons, il est très présent. Au congrès des médiévistes de Kalamazoo, cette année, une session est consacrée aux blogs de médiévistes, organisée par deux blogueuses médiévistes.

Les quelques listes de blogs d'historiens qui existent nous donnent un bon aperçu de leur complexité.

Je mentionnerai une liste peu complète sous forme de wiki, sur le blog-wiki « academicblogs », elle est surtout anglosaxonne. Cette liste est une héritière d'une liste emblématique de blogs scientifiques, déjà ancienne et close, celle du blog « Crooked timber », célèbre dans les milieux autorisés. Une liste plus ancienne est tenue par une des organisatrices de la session « blogs » de Kalamazoo, elle a le grand mérite de sérier les blogs et de les identifier par leur contenu et leur fréquence de mise à jour -car une des caractéristiques des « bons » blogs, des blogs réactifs, est leur réactivité et leur côté « vivant ». La liste la plus importante est dressée par les organisateurs du blog History News Network. A l'analyse rapide de toutes ces listes anglo-saxonnes, américaines même, il appert que la place des historiens blogueurs européens est réduite à la portion congrue. La catégorisation est somme toute assez sommaire: entre les blogs qui parlent d'histoire de l'art (une quinzaine), les « Historians who write about Many Things »  (environ cinquante-cinq),  les blogs qui parlent de vie universitaire (trente-cinq environ), ceux qui font du commentaire de l'actualité à la lumière de leurs compétences d'historien (une bonne trentaine), ceux qui parlent philosophie, spiritualité et théologie (sont-ils bien des historiens, tous? Pas sur…ils sont plus d'une trentaine)… on compte aussi une trentaine d'historiens touchant aux « digital humanities », une dizaine de blogs consacrés à des expériences d'enseignant, une cinquantaine de blogs dédiés à l'histoire et l'archéologie de l'antiquité, une quarantaine pour la « pre-modern history » (moyen âge et époque moderne), plus de dix blogs de contemporanéistes auxquels il faut ajouter évidemment une quarantaine de blogs d'histoire américaine. Toujours parmi les blogs anglosaxons: plus de quarante blogs écrits en anglais ou américain, souvent par des anglais ou américains et touchant un point de la planète, de l'Iran à la Russie en passant par le Canada, la Chine ou l'Allemagne… Un ensemble bien particulier de blogs tourne autour de « wars and warriors », plus de quarante blogs aussi! Et, tout à la fin de la liste, juste avant les divers inclassables ou inclassés (une quarantaine quand même, tous anglosaxons aussi), que trouve-t-on ? Quarante blogs sous l'étiquette « Primarily Non-English Language », dont l'essentiel sont en espagnol ou portugais: bon nombre de blogs sud-américains, quelques-uns de la péninsule ibérique. On compte onze blogs tenus à jour et en français, dont une moitié au moins n'est pas le fait de professionnels.

Que déduire de cette sèche présentation ? Que les blogs d'historiens sont principalement anglosaxons, que leur organisation est anglosaxonne. A l'analyse, il semble qu'un nombre important (mais difficile à quantifier) provient de non-professionnels de la discipline.

Leur contenu peut être très variable: pour certains, ce sont des notes personnelles, mi-biographiques, parlant parfois d'histoire: nous restons dans le genre du journal, du diary: expériences de vie universitaire, d'enseignement, réflexions politiques… C'est le cas dans le monde anglo-saxon où la pudeur l'a cédé devant le désir d'écrire et de communiquer, de constituer une communauté de lecteurs/intervenants/commentateurs3. D'autres blogs présentent des points d'histoire plus complets, souvent en rapport avec l'actualité: il ne faut pas s'attendre à des articles scientifiques dûment calibrés, mais plutôt à des notes de lecture ou à des réflexions critiques, comme sur le blog de la revue l'Histoire. Ce sont là de réels carnets de chercheurs. Parmi eux, certains blogs, très ciblés, se concentrent sur des domaines pointus, comme le blog Pecia dédié au manuscrit: là aussi, pas d'article scientifique de fond, mais de l'information brute et/ou de la réflexion. Enfin il importe de citer les blogs communautaires ou collectifs, destinés à assurer la cohérence scientifique et la diffusion de l'information de la communauté, destinés à faire circuler l'information en interne mais aussi en externe de cette communauté, afin de la consolider voire de l'agrandir. C'est le cas pour certains blogs de laboratoires ou d'équipes de recherche, comme le blog du Collectif de recherche international et de débat sur la guerre 14-18. Ou encore le Laboratoire d'histoire visuelle contemporaine de l'EHESS qui, sous la plume principale d'André Gunthert, publie les Actualités de la recherche en histoire visuelle. Le blog de Menestrel pourrait jouer ce rôle pour la communauté des médiévistes francophones, mais à l'heure actuelle, il faut reconnaître qu'il se cantonne dans un rôle de veille, ce qui n'est déjà pas si mal! Dans le monde anglosaxon, les historiens se retrouvent autour de History News Network, HNN.us, monté par la George Mason University. Dans tous ces sites, on va bien plus loin que dans le modèle soulevé par les détracteurs du blog, celui du simple « journal intime »: c'est un outil de communication et de publication complet. Ainsi, prenons HNN.us:, qui est à la fois un blog et un portail-blog: il héberge une volée de blogs, dont le blog collectif Cliopatria, très consulté ; il propose des pages où de jeunes historiens se présentent, il propose des enregistrements vidéos ou audios en podcast (pour dire les choses simplement, téléchargeables) avec des interviews d'historien…

Un des atouts et une des caractéristiques les plus décriées du blog est sa capacité à fonder une communauté. Deux blogueurs historiens américain et espagnol ont montré, par une petite enquête sur un ensemble de blogs historiens américains-espagnols, à quoi peut ressembler ces communautés, en demandant aux différents blogueurs interviewés quels autres blogs ils consultaient le plus souvent et pourquoi. La représentation de la toile que tissent ces blogs parle d'elle-même4: certains blogs, comme Cliopatria, tissent un réseau serré autour d'eux, permettant à tous de rester en contact direct ou indirect. La communauté se tisse visiblement sur chaque blog par le biais d'une « blogroll » ou liste de blogs mis en « liens », « favoris », proposés à la consultation par le blogueur visité. Cette communauté-là est la communauté désirée par le blogueur, ce sont les blogs qu'il reconnaît et qu'il valide par leur insertion dans sa blogroll -cela ne veut pas dire que les auteurs de blogs mis en liens font partie de la communauté réelle du blogueur: c'est une communauté rêvée. La communauté réelle apparaît davantage par le biais des commentaires aux différents articulets. En effet, un autre atout du blog est de permettre l'insertion de commentaires par le lecteur de l'articuler -se constitue ainsi une communauté de commentateurs, qui s'identifient ou non, sont connus ou non, tiennent un blog ou non. C'est une communauté très mouvante et somme toute assez virtuelle. Elle peut cependant donner lieu à la constitution de liens scientifiques plus forts: le commentaire de certains chercheurs peut induire des contacts plus approfondis, par le biais du courrier électronique, voire des collaborations scientifiques: par deux fois, la tenue du blog Médiévizmes m'a permis de nouer des contacts puis d'entreprendre de fructueuses  recherches communes avec des scientifiques commentateurs que je ne connaissais pas jusque là.

La communauté peut être encouragée par d'autres moyens, comme le « blog carnival » qui est très répandu dans le milieu des blogs américains, notamment historiens5. Un blog basique tenu par quelques historiens organise, une fois par mois ou davantage, la présentation d'un blog par son auteur, qui en profite pour mettre l'accent sur des domaines de prédilection ou ses thèmes favoris, en illustrant son propos par la présentation d'autres blogs ou notes de blogs apparentés.

Au-delà de la communauté rêvée ou de la communauté induite par les commentateurs, quel est l'impact du blog? Il peut être réel et d'importance. A titre d'exemple, au cours du mois de mars, Medievizmes a reçu des visites, citées en « vrac », émanant des serveurs des universités de Nantes, Lyon 1 et 2, Rennes 1, Leipzig, Paris 5 et 8, et Jussieu, Toronto, Fribourg, Genève, Harvard, Montpellier, Grenoble, Orléans, Bordeaux, Caen, Avignon, le Havre, Pau, Franche-Comté, Angers, Hambourg, Saint-Etienne, Sherbrooke, des visites de collègues du CNRS, de l'ENS, de l'ENSSIB, du ministère de l'éducation nationale, des académiques belges, japonais… deux connections de chez Microsoft. Et je ne compte pas les visites de professionnels ou d'amateurs d'histoire arrivant à moi par leurs connections privées. Les chiffres importent peu, ils varient beaucoup selon les blogs, la régularité de publication et la qualité de leurs notes, leur potentielle attractivité aussi. Il faut reconnaître que la tentation peut être grande de chercher l'audience, le « hit » comme disent les geeks, de voir monter ses statistiques de consultation, ce qui entretient le complexe de Narcisse de bon nombre de blogueurs: toute note qui touche de près une actualité brûlante peut ainsi attirer beaucoup de lecteurs, grâce à google et au bouche-à-oreille des blogs. C'est un travers dans lequel tombent aisément (volontairement?) certains blogueurs renommés, notamment dans le domaine politique. On retrouve rarement des blogs d'historiens dans ce genre de quête de renommée.

Le problème essentiel, pour tout chercheur, est de ne pas s'enfermer dans une communauté mais au contraire, de rester ouvert et à l'écoute des autres communautés émergentes ou déjà bien implantées. Il n'y a pas « une » blogosphère mais plusieurs, toutes en intercommunication. Le plus important pour un scientifique est de ne pas tomber dans un autisme de communauté: le travail de veille, d'écoute, de recherche d'information en dehors des cadres habituels est vital. Comment donc rendre cette veille effective? Aucun chercheur qui se respecte n'a le temps d'aller parcourir cent ou deux cents blogs intéressants et constituant plusieurs communautés tous les jours. Les technologies de syndication de contenu permettent fort heureusement de remédier à ce souci. Chaque site équipé de ce système de fil de syndication peut envoyer automatiquement, au moment de la publication, tout nouvel article publié sous un format de fichier XML à un autre site qui a noué le fil avec le premier. Ce dernier site récupère le fichier qui contient le nouvel article et l'affiche directement. En d'autres termes, vous qui avez accès au dernier site, vous pouvez lire l'article sans avoir besoin d'aller consulter le premier. Il suffit alors que ce dernier site par lequel vous délocalisez l'information d'un  blog récupère dans le même temps tous les nouveaux articles d'autres sites/blogs auxquels vous aurez décidé de vous « abonner » (gratuitement!) par l'intermédiaire de ces fils de syndication, dits aussi communément fils RSS. Ce genre d'agrégateur, comme bloglines, permet à tout un chacun de constituer son propre lieu de veille, qui rassemble les informations de tous les blogs qui vous intéressent6. Le logiciel de navigation web Firefox permet ce genre de chose également, tout comme le logiciel de courriel Thunderbird…

Ce système permet donc de rassembler des informations très largement, voire de les publier directement: un blog peut donc être en partie automatisé et permettre la communication de « nouvelles », « annonces de colloque », « annonces de conférences », « annonces de publications »…rassemblées par ailleurs. Ainsi le site web de l'IRHT annonce-t-il des colloques qui sont récupérés par le biais des fils rss du site de calenda.org, le calendrier des sciences humaines et sociales7.

3. Les blogs et l'historien: un avenir ?

Si on s'en tient à l'expérience actuelle en matière de blogs tenus par des scientifiques en Europe, et en particulier aux blogs scientifiques français, le tableau n'est pas brillant. Cela fait déjà plus d'un an que l'on nous parle de démarrage lent8. Mais dans les listes de blogs scientifiques, on ne voit guère d'historiens…9 Pourtant le paysage des blogs français en sciences humaines n'est pas si désolé: de plus en plus de jeunes sociologues ou anthropologues ouvrent leur blog: aussi bien des chercheurs CNRS que des enseignants chercheurs. Pour l'instant, le monde historien n'a guère démarré: on compte quelques initiatives venant d'historiens enseignants10, de quelques chercheurs avec des objectifs spécialisés 11 ou plus généralistes12, plus quelques initiatives collectives déjà citées13.

Comment expliquer ce manque d'intérêt? Une série de raisons apparaissent clairement si on lit entre les lignes d'un intéressant petit essai que vient de publier Joseph Morsel avec la collaboration de Christine Ducourtieux: L'histoire du Moyen Âge est un sport de combat...14 On y voit que le blog fait peur: il semble être une tour d'ivoire où le chercheur-blogueur se fait reclus, s'y haussant le col au sein d'une petite cour d'affidés où l'on parle un langage hermétique aux extérieurs, où l'on privilégie le bavardage de cour en le faisant passer pour du discours scientifique. Voilà le problème. Et ce n'est pas faux: le blog dans l'absolu peut n'être que cela, un simple journal intime ou journal « entre amis »: on n'y cherche rien ou peu de scientifique évidemment.

Mais aucun des blogs d'historiens francophones et peu de blogs anglo-saxons sont à considérer comme tel. Dans aucun des cas l'historien n'y parle de lui démesurément, chaque articulet publié touche souvent de près, parfois d'un peu plus loin, à des objets et des objectifs historiens15. Seulement, noyés dans la masse des blogs, les blogs d'historien pâtissent de l'image du blog comme « journal intime » et sont considérés comme du bavardage narcissique.

Ne pas avoir peur des blogs:voilà l'essentiel. Il faut tenter de comprendre. Comprendre d'abord qu'il s'agit là d'un instrument de publication inégalé, simple et rapide, permettant à la fois une excellente communication au sein d'une communauté scientifique, qu'elle soit limitée ou élargie, comprendre aussi et surtout qu'il s'agit là d'un moyen de diffuser, faire connaître le discours historien, au plus large.

Car un historien retranché dans sa tour d'ivoire ne discutera pas avec des amateurs qui essaient de faire de la reconstitution historique à leur façon ; un historien retranché dans sa tour d'ivoire ne pourra comprendre le mouvement des généalogistes sans lesquels l'accès aux archives serait rendu encore plus difficile qu'il n'est aux chercheurs ; un historien retranché dans sa tour d'ivoire laissera l'Etat ou les grands pontes répondre aux négationnistes qui attaquent au quotidien ; un historien ne peut être retranché dans sa tour d'ivoire. C'est son devoir de chercheur au service d'un certain humanisme démocratique. Et le blog nous permet de communiquer comme jamais. Cela donne une cacophonie avec des non spécialistes, l'intrusion de gens qui ne sont pas les bienvenus, des « amateurs » pas du sérail ? Parfois, souvent même. Mais les premières Annales, Marc Bloch et Lucien Fevre les ont voulues expressément comme telles, pour désenclaver l'histoire. Il n'y a qu'à lire la correspondance de Bloch et de Febvre pour les voir appelant à la plume un banquier, ou un juriste, ou un sociologue, ou un économiste, chacun avec sa contribution, chacun apportant son levier pour faire sauter les verrous.

Certes, les notules de blog n'ont pas la patine des articles acceptés par les comités scientifiques des grandes revues, mais nul n'a jamais dit qu'il fallait les comparer: ces notes, ce sont des raccourcis, des traits d'esprit, des esquisses de réflexion, des raccords audacieux, des hypothèses plus ou moins fondées mais toujours avancées. Il s'agit de pouvoir réagir aux urgences, agir comme un outil de publication alternatif, comme le souligne fort justement André Gunthert16. Alternatif: l'écriture de l'histoire évolue elle aussi, le weblog propose un nouveau modèle de publication, une nouvelle façon de lancer des idées, nouer des liens entre les professionnels et le public « amateur » ou simplement « curieux ».

Quant à la validation, ce n'est pas le nom de l'auteur qui la donne17; ce n'est pas un comité de lecture a priori, c'est une validation a posteriori: encensé ou démoli par les commentaires, un blog est jugé avec une très grande sévérité, aussi drastiquement que par un comité de lecture scientifique. Au fond, on en revient aux principes premiers de la critique historique, qui s'appliquent au document après sa publication.

Ces notes de blog, c'est de l'audace, cette audace qui fait avancer la recherche en donnant des idées aux autres. C'est donc, aussi, du don pur et dur, à l'instar du temps ou des idées qu'ont donnés Bloch et Febvre à la tête des Annales quand nos arrières grands parents les toisaient, méprisants.

Il n'y a d'autre façon de faire de l'histoire qu'avec audace et générosité.

Notes

1On trouve quelques publications déjà, sur le blog et l'historien. Voir notamment ici  ou ici.
2Je mentionnerai ici simplement l'utilisation par la section de diplomatique de l'IRHT d'un wiki en interne, qui a permis la rédaction commune d'un très complet guide du collaborateur et de l'utilisateur de la base cartulaire.
3 Un exemple ici.
5Des blogs de « carnival »: ici  ou ; des blogs choisis récemment pour ce carnival, comme ce blog danois parlant d' « early modern history » ou plus récemment, cet autre blog sur l'iconoclasme,  On notera l'existence d'un « agrégateur » de « blogs carnival », qui rassemble donc la veille sur ces différents « carnavals »,
6Voir par exemple le « bloglines » personnel de Got, auquel il donne la publicité d'accès,
7Pour plus de détails sur les fils RSS, voir l'excellente introduction de Got dans cet article du BBF. Les quelques lignes précédentes sur la syndication lui doivent beaucoup.
8On verra plusieurs articles publiés ici ou encore ici ou au début 2006 et annonçant de grandes espérances.
9Voir cette liste-ci: on notera le poids des chercheurs et enseignants-chercheurs de l'EHESS.
15La tentation subjective de l'historien est totalement assumée dans les notes de blog: probablement n'a-t-elle jamais été autant assumée depuis les débuts du métier.
17Qu'importe si je me nomme Pierre Laloi, Emile Ajar ou même Zid…

Poncif, style, topoï

 

Baudelaire : « il faut que l’auteur ait un poncif » [en français dans le texte]. Le poncif est un dessin du tapis. Léautaud –j’ai terminé ces jours-ci la traduction de In memoriam – note aussi, le 31 mars 1930 : « André Gide n’écrit pas des livres qu’un autre aussi pourrait écrire. C’est l’un de mes critères dans le jugement d’œuvres littéraires : si quelqu’un d’autre que leur auteur aurait pu les écrire ». Excellent. D’autre part, il faut éviter que le motif du tapis se change en rengaine. L’original devient cliché –bien des auteurs, ayant réussi un bon livre, se mettent à se recopier eux-mêmes… « déballent tout ce qu’ils ont à déballer ».

 

Encore du Jünger1. Que c’est vrai tout cela ! –et on peut l’étendre non seulement aux bons livres, mais aussi aux « livres qui marchent », qui se vendent bien. Pour preuve la diarrhée de romans ou de bandes dessinées dans le genre Dan Brown, ou encore dans le style guimauve comme les machins de Marc Levy.

Mais revenons au Moyen Âge. On distinguerait donc le « poncif » au sens Baudelaire-Jünger des topoï qui caractérisent une œuvre littéraire (ou « diplomatique », comme une charte) : ces topoï sont donc plutôt de l’ordre de la rengaine, des expressions-types qui reviennent sans arrêt, des tics d’écriture, conscients ou inconscients : des expressions personnelles qui renaissent souvent sous la plume, des traits qui troussés en rengaine. Ou encore des sources que les auteurs citent de préférence, les remâchant par cœur constamment. Le problème est le suivant : la plupart du temps, on reconnaît les œuvres des grands ou des petits auteurs à leurs topoï. C’est ainsi qu’on peut attribuer ou désattribuer des œuvres à Augustin ou Bernard de Clairvaux, ou encore Sigebert de Gembloux.  Mais alors… ce ne seraient pas de grands auteurs ? On a cru longtemps que telle ou telle œuvre était de Sigebert ou de Bernard ou d’Augustin en se référant au style –le style, c’est un peu moins que le poncif, si je lis bien Jünger. On a eu tort : ce poncif, d’autres l’ont imité, comme il y a des imitateurs du Da Vinci Code, des sous-Dan Brown (étonnamment, la chose semble possible). Le poncif est essentiel, mais il ne fait pas à lui seul un auteur. Ou alors, il faut considérer qu’il englobe les topoï. Sinon, comment caractériser un poncif, ce cardan sur lequel un auteur tisse son manuscrit ? Plus concrètement, comment définir un style ? « Fleuri », « audacieux », « enlevé »,  « vulgaire »… ça ne signifie pas grand-chose. C’est le piège qui est grand-ouvert devant les pas parfois naïfs de certains littéraires qui ont une vision trop esthétisante des choses. En d’autres termes : le poncif existe, il caractérise tout auteur. Il est composé entre autres de ces topoï qui ne l’amoindrissent pas mais en sont une composante essentielle. De même, on ne peut étudier seulement les topoï, il faut considérer le poncif dans son ensemble. Mais comment ? De manière cartésienne, je suppose. Mais encore ?

Notes

1Soixante-dix s’efface, t. 2, p.  344.

Jonathan Littell le véridique

Une première note de critique, comme promis !

Il est de bon ton, dans les milieux autorisés, d’encenser (ou de descendre en flammes) le prodige de la rentrée littéraire tout goncourisé, Jonathan Littell et ses « bienveillantes ». Soit, un récit de plus usant du cadre de la Shoah et mettant en scène, nécessairement, un monstre nazi, un bourreau. Soit, soit. Un roman de plus. Ce qui me chauffe/m’échauffe les sangs: les trémolos avec lesquels on commente le récit, la façon dont le public reçoit (ou se fait imposer) l’ouvrage : comme un document historique. Comme si la fiction acquérait un faciès véridique et une odeur authentique1.

Voilà bien une erreur critique fondamentale ; les genres sont ici confondus. Littell est né en 1967, il n’est pas historien et ce n’est pas un livre d’histoire qu’il a écrit, il s’en défend d’ailleurs. C’est un roman. Et rien d’autre.

Le climat des horreurs nazies, vous le lirez dans les livres des témoins de l’époque – je viens de terminer du Jorge Semprun : son œuvre est imbibée de ce climat parce qu’il « a fait » Buchenwald. C’est un témoin : sa parole doit être entendue et doit porter, mais on doit la critiquer ; chacun sait que la parole des témoins doit passer au tamis de la critique historique, que ce soit parce que le témoin a pu déformer volontairement ou inconsciemment ce qu’il a vu, que sa mémoire fait défaut, qu’il a pu être influencé par des textes ou des témoignages postérieurs… Mais une fois dépouillé de sa gangue d’approximation et d’erreur, le témoignage devient source pour l’historien, qui l’utilise au même titre que d’autres documents de l’époque. L’historien a pour objectif la recherche de la vérité historique —qui n’a rien à voir avec la vérité métaphysique ou la vérité des sciences « dures »…  Il rédige des ouvrages qui tentent d’arriver à cette compréhension ultime de l’histoire, cette vérité vers laquelle on tend toujours sans jamais l’atteindre vraiment. L’historien recherche la vérité historique, s’en approchant sans jamais la saisir complètement. Le romancier cherche lui à « faire vrai » pour « faire croire » au lecteur qu’il baigne dans le vrai. Vous lirez dans Les Bienveillantes la façon dont Littell perçoit les massacres nazis, son sentiment à leur propos, avec son œil nécessairement anachronique. Vous y trouverez son point de vue d’anglo-saxon francophone en 2006. Même s’il a documenté son travail, il n’a pas voulu faire œuvre historique et livrer un récit véridique, même s’il veut en avoir des apparences. Il n’a pas voulu dire vrai mais faire comme si.

C’est là que Littell joue avec le feu, dans une dernière entrevue tout juste publiée dans Le Monde : « Je ne recherchais pas la vraisemblance, mais la vérité. Il n'y a pas de roman possible si l'on campe sur le seul registre de la vraisemblance. La vérité romanesque est d'un autre ordre que la vérité historique ou sociologique […]. Lanzmann et moi arrivons, à partir d'une même question, à deux conclusions qui sont irréductibles l'une à l'autre. Elles sont toutes deux vraies. Notre discussion n'est pas finie ». Or, Littell, c’est de la fiction : il ne peut espérer dire vrai, même s’il voudrait bien. Littell mélange donc ici les genres –consciemment ou non, je ne sais trop. Littell refuse la vraisemblance et se réclame de la « vérité romanesque » – passe encore… mais, dans le même temps, il se place côté à côte avec les historiens, laissant planer une dangereuse ambiguïté sur le statut de son oeuvre. Ce faisant, il banalise la recherche de la vérité, convaincu ou cherchant à convaincre que celle-ci est bien là, sous les oripeaux de son récit. Ainsi il prétend arriver à une vérité fictionnelle mais celle-ci ne peut être que fantasme ou mensonge.

Notes

1 Voyez, par exemple, les commentaires ici.