Kairos – chroniques de la petite peste – 17

Paris, Buzenval, 19 avril.

Les journées de confinement sous le soleil sont insupportables. Les rues grouillent de promeneurs honteux qui regardent leurs chaussures et marchent d’un pas lent. Le soleil brûle l’intérieur des appartements et échauffe les biles. Le monde se divise désormais entre plusieurs castes: ceux qui crèvent, ceux qui souffrent et ceux comme si de rien n’était. L’équilibre entre les castes est précaire. Pour le plus grand nombre, la petite peste reste un dossier extérieur, mais aussi un livre noir dont on craint suffisamment d’y voir son nom inscrit pour réclamer la protection des saints et des drones, quitte à vendre quelques kilos de liberté individuelle contre un baril de « comme si de rien n’était ».

Le cilice de morale dont se recouvrent les bonnes sociétés depuis déjà quelques années enserre de plus en plus. Indécence est devenu le mot sale que l’on crache sur les autres, les autres évidemment, on le jette au fil des conversations ou des textes comme une capote. Car on s’apprête à régler ses comptes, « le jour d’après », comme ils disent, et en attendant, on tient à garder le regard haut, en vieux lutteur.

Tout paraît déplacé, décalé. Le coeur de la quarantaine est sinistre, en fait. On attendait des journées de création et la plupart a fini aux fourneaux, d’abord à la création de petits plats, puis au fur et à mesure de l’avancement de la crise, ils se sont rabattus sur la confection de pain, le « stress-baking » de New York. Odeur, moiteur, chaleur, brutalité du pétrissage, on poigne dans la masse vivante, la levure est cette pourriture qui fait vivre, les psychanalystes s’en régaleront.

B. se bat contre lui-même. Travailler sur la longue durée ne peut se faire que la nuit, « quand les cris des enfants se sont enfin tus », pour paraphraser de mémoire un autre maître, Léopold Genicot. Alors, dans la fraîcheur silencieuse, tout redevient possible, la création redevient un art et non plus une obligation, le plaisir redevient possible, caché aux yeux du monde, presque honteux, indécent.

La nuit donc. B crée. A sa façon. Il lit mais ses yeux filent sur les pages. Il écrit des pages et des pages sur son carnet en ligne. Il souffre de ces pages dont il ne sait si elles sont de l’orgueil ou de l’art, de l’indécence ou de la foi, de la création ou de la négligence, de l’indolence intellectuelle. Elles sont nécessaires, quand même. C’était l’instant, le moment à saisir, le ϰαιϱός, le kairos à maîtriser.

« Il faut les coups du hasard et l’imprévu pour qu’un homme supérieur, en qui sommeille la solution d’un problème, se mette à agir en temps voulu — pour qu’il « éclate », pourrait-on dire. Généralement, cela n’arrive pas et, dans tous les coins du monde, il y a des hommes qui attendent et qui ne savent pas ce qu’ils attendent vainement. Parfois aussi le cri d’éveil arrive trop tard, ce hasard qui donne la « permission » d’agir, — alors que la plus belle jeunesse, la meilleure force active se sont perdues dans l’inaction ; et combien y en a-t-il qui, s’étant mis à « sursauter », se sont aperçus avec terreur que leurs membres étaient endormis, que leur esprit était déjà trop lourd ! « Il est trop tard », — se sont-ils dits alors, rendus incrédules à leur propre égard et dès lors inutiles pour toujours. — Dans le domaine du génie le « Raphaël sans mains », ce mot pris dans son sens le plus large, ne serait-il pas, non l’exception, mais la règle ? — Le génie n’est peut-être pas du tout si rare, mais les cinq cents mains qui lui sont nécessaires pour maitriser le ϰαιϱός, « le temps opportun », pour saisir le hasard par les cheveux ! » Tu reconnais le vieux Nietzche, Par delà le bien et le mal, c. 274, dans la traduction probablement boîteuse d’Henri Albert, parue en 1913.

Il ne pouvait pas être trop tard. Il ne peut pas être trop tard. C’est le temps de l’indécence.

Francesco Salviati, Kairos.
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/ab/Francesco_Salviati_-Time_as_Occasion%28Kairos%29_-_Google_Art_Project.jpg
Sur le concept de Kairos dans l’art, lire Barbara Baert: https://www.ias.edu/ideas/baert-kairos

Quand même, il croit en ce qu’il écrit, la tête alourdie au fil de l’accomplissement de la nuit. Un long échange avec Rosa, comme il en a souvent depuis quelques semaines, l’a libéré. Elle lui a reparlé de Rachel Deitz. Bruno, l’archiviste de la Société des Bibliophiles liégeois, lui a dit qu’il avait trouvé d’autres lettres de Bormans, la plupart techniques sauf une, destinée à Rachel aussi. Il la lui apportera demain, elle téléphonera à B.

B. a le coeur battant. Il a repris les lettres de Stanislas Bormans et de Rachel Deitz, celles-là même qu’il a photographiées avec son portable il y a plus d’un mois, le 13 mars, le lendemain de sa nuit avec Rosa. Il les avait abandonnées depuis lors, écartelé par la petite peste à Paris. Les revoilà. Les lettres inventoriées par Georges Hansotte et conservées à la Société des bibliophiles liégeois. Le lot de lettres conservées est étrange, disparate. Un ensemble de pièces officielles, le chartrier de Stanislas Bormans, avec toutes les grandes lettres le nommant aux postes prestigieux de sa vie: la lettre lui annonçant son élection le 4 mai 1874 comme correspondant de la classe des Lettres à l’Académie Royale de Belgique, celle le nommant membre titulaire de la Commission royale d’Histoire le 20 novembre 1874, celle du 28 avril 1884 le nommant chef du dépôt des archives de l’Etat à Liège, celle le nommant à la succession d’Henri Pirenne en 1886 à la chaire de paléographie et de diplomatique. Et puis deux lettres sur un papier quelconque, de format plus réduit, l’une datée du 19 juin et du 22 juin 1865, la seconde répondant à la première, l’une de Stanislas Bormans à une certaine Madame Rachel Deitz et la réponse de celle-ci. Celle de Stanislas est un brouillon, l’original est resté dans les mains de Rachel, mais il est très propre et a dû être envoyé, puisque la lettre de Rachel y répond. L’écart de datation entre les pièces -l’ensemble Bormans-Deitz datant de 1865, l’autre d’entre 1874 et 1886-, la différence d’apparence matérielle -on dirait, dans le jargon, la différence codicologique- entre les deux lots, le fait que le lot de 1865 ait été rédigé et envoyé sans grand soin, contrairement à l’autre lot, montrent que l’on se trouve face à deux ensembles différents, probablement rassemblés artificiellement lorsqu’on a fait l’inventaire des pièces documentaires laissées par Stanislas Bormans après sa mort. Il n’empêche: ces petites lettres de 1865, brouillon et original, pour avoir été rapprochées des autres plus prestigieuses, avaient peut-être déjà connu un destin commun, conservées ensemble qui sait?, à l’instigation de Bormans lui-même. En d’autres termes: elles devaient avoir une valeur importante pour Bormans puisqu’il les a conservées et probablement dans le même lot, ou non loin de lui, que ses diplômes de triomphe.

Pourtant leur contenu est quelconque.

Madame Deitz,
Vous n’êtes pas sans savoir que je travaille sur un lot de chartes chirographes avec des écritures latines et hébraïques concernant une vente de biens vers 1150, difficile à lire, de la seconde moitié du XIIe siècle, que je vous ai communiquées il y a quelques jours car vous m’avez assuré être capable de traduire la part hébraique de leur texte. Etes vous toujours disposée à me rendre ce petit service et à me renvoyer ce texte traduit avec les documents? Mon adresse se trouve mentionnée au bas de cette missive. Amour des lettres et finances ne font pas bon ménage: je ne pourrai pas vous rétribuer contre monnaie sonnante et trébuchante pour ce service, mais je resterai votre débiteur.
Veuillez recevoir, Madame, l’expression de ma très respectueuse considération.
Stanislas Bormans.


Monsieur Bormans,
Je me permets de vous répondre affirmativement et de vous envoyer une première traduction rapide, effectuée par mes soins. Vous pardonnerez son caractère brouillon et mal écrit: le rabbin auquel j’ai demandé de l’aide me l’a refusée, prétextant qu’il n’avait pas à assouvir la curiosité d’une femme. « Aime ton prochain comme toi même » est une maxime catholique qui devrait être davantage cultivée dans certains milieux. Tant et si bien que j’ai traduit les lignes en hébreu de mon mieux: elles parlent d’un Moshe Salmon qui garde la caisse de la communauté avec Jean de Vyle de Hasbania et qui a consigné la propriété de la maison de Lambert. Mon avis est qu’il faudrait faire confirmer cette traduction par un vrai spécialiste. Bel et bien rendue au service de la science, je refuse tout paiement, cela va sans dire. Amour des lettres se suffit à lui-même!
Veuillez recevoir, Monsieur, l’expression de ma déférente considération.
Rachel Deitz

Leur contenu semble quelconque mais quelques mots sonnent étrangement. Il faut déchiffrer, décrypter. L’objet de la quête se déplace. Demain Rosa.

Colère – chroniques de la petite peste – 16

16 avril 2020, Paris, Buzenval

Une sourde, noire, dure colère m’injecte du courant à haute tension dans les moindres de mes veinules, remplaçant la détermination aux gestes mesurés qui m’animait jusqu’ici. La petite peste nous transforme lentement et c’est effrayant. Plus de quatre semaines depuis la réclusion, plus de trente jours depuis le retour de Liège. Où est passé le temps de l’innocence?

On peut d’ores et déjà écrire une histoire du confinement de mars, avril et mai 2020 et ce ne sera pas une jolie histoire. Les historiens ne sont pas sur le coup, pas encore: ils préfèrent s’écharper sur les liens entre passé et présent, entre les vieilles épidémies et les nouvelles. L’éducation historique de la middle class européenne a été bien faite, avec un article, une interview ou une tribune par jour -et j’y participe- où l’on a appris au « grand public » l’existence de la grippe espagnole et de la grippe de Hong-Kong, du Decameron et de la peste noire. Mais pour cette peste-ci, on a laissé le terrain aux épidémiologistes et aux économistes, aux journalistes et aux experts polymorphes. Les archivistes se réveillent pour rassembler les « archives » du confinement, des historiens s’attaquent aux tweets: une dynamique mémorielle qui réapparaît à chaque nouveau temps de crise, depuis quelques années maintenant.

Le choix de la « petite peste » pour qualifier le virus qui tétanise et arrache les âmes et détruit les coeurs ces dernières semaines, dans mes carnets de notes, est conscient et je l’assume. Bien sûr, ce mot ne convient pas si l’on s’en tient aux critères biologiques ou si on s’attache au taux de létalité. Mais l’épidémie est ici décrite comme elle est vécue dans les sociétés du monde. De toute évidence, elle est perçue comme une équivalente de la peste, l’épidémie qui a marqué le monde médiéval et imprimé une terreur dont ces sociétés ont hérité, au coeur d’une forme d’inconscient collectif. C’est la petite peste, le sentiment d’une mortalité effroyable et insupportable, d’une injustice flagrante, une peur terrible qui dépasse tout et qui évacue toute morale.

Enterrement de victimes de la peste à Tournai. Détail d’une miniature des « Chroniques et annales de Gilles le Muisit », abbé de Saint-Martin de Tournai, Bibliothèque royale de Belgique, MS 13076-77, f. 24v.

Les images-clés que les supermarchés de l’information distribuent sont celles que les historiens ont à leur disposition pour parler et étudier la peste noire: des images de fosses communes comme celles de Hart Island à NYC ; des images de cercueils empilés comme en Lombardie ; quelques témoignages triés sur le volet ; des graphiques et des tableaux parlant de démographie, de mortalité, de casse économique. C’est la première fois qu’un fait majeur de société se visualise majoritairement en chiffres et en graphiques de manière continue, jusque dans les imprécations: abaisser la courbe, dans toutes les langues du monde. Et ceci depuis le premier site qui a « lancé » la petite peste, à Johns Hopkins. La petite peste est devenue une affaire de chiffres. Les Belges se sont retrouvés avec des chiffres de mortalité trop élevés à leur goût et tout leur art intellectuel et politique tient maintenant à expliquer qu’il faut rectifier les chiffres pour redresser la réputation du pays, qu’ils estiment ternie. Les chiffres, cet art du vide, cet art de la duperie. Pourtant j’écris en chiffres et j’admire les travaux des analystes critiques ou des vrais quantitativistes qui se fraient un chemin dans les dédales de la discipline statistique. Mais ici, ce sont de sales chiffres, mal nés, maltraités, mal polis, cuisinés à la diable pour le fast food médiatique.

La petite peste se résume donc à des chiffres: hospitalisation, mortalité, chômage, PIB, dette… A des objets aussi, qui ont évolué avec l’histoire de la petite peste: les solutions hydroalcooliques d’abord, les masques ensuite et maintenant. Il y a bien des hommes et des femmes, les soignants surtout, mais on les présente sous un seul visage caché par un masque, fourbus, désespérés, terriblement effrayants et rassurants: les sacrifiées et les sacrifiés. Ils sont ces « autres » qui sont « au combat » et qu’on veut bien voir de loin, que l’on paye en frappant dans ses mains à vingt heures durant deux ou trois minutes, le salaire de la peur. Il y a bien aussi le lumpen-proletariat qui livre les colis Amazon et débarrasse les sacs poubelles, mais ils sont encore davantage invisibles, ce sont les ombres du métro à 5h30 du matin. Les victimes? Floues, fantomatiques. Dans les maisons de retraite, enfermées à mourir. Je me souviens avoir écouté le podcast d’une leçon d’Arnaud Fontanet au collège de France, en septembre de l’année passée, décrivant le désespoir des familles en Afrique lorsqu’un ou une des leurs était victime d’Ebola: arrachée à la famille, la personne contaminée, qui avait 50% de chances d’en sortir, mourait souvent seule et son corps, toujours contagieux, était enterré sans que personne puisse s’en occuper, ce qui constituait une déchirure culturelle effroyable. C’était il y 5 ans, en Afrique. Et maintenant en Europe. C’est la petite peste.

Paris, rue de Buzenval, 16 avril 2020

J’ai retourné mon coeur. Les premiers temps de la petite peste, à peine rentré de Liège, je les ai passés à affronter les angoisses du monde sans ciller. J’ai écrit les premières pages de mes chroniques alors, c’était le temps de la confrontation. Mais, un mois plus tard, le monde a pourri, je viens d’accepter une prise de conscience un peu effrayante: les tensions de la peur rendent une partie de l’humanité plus belle que jamais et l’autre partie plus horrible, plus infâme et plus égoïste que jamais. Je crois discerner maintenant la violence certaine des luttes qui nous attendent si nous voulons défendre la belle part de l’humanité. J’ai terminé ce texte la tête lourde dans la nuit de mercredi à jeudi, il était trois heures du matin et la nuit sifflait dans mes oreilles. Je ne pouvais pas quitter mes pages ainsi désespéré.

J’ai alors terminé « If » de Marie Cosnay. J’aime beaucoup Marie Cosnay, son oeuvre, sa façon de construire un texte entre recherche critique et poésie. Marie Cosnay décrit des quêtes au coeur noir -des morts, des trahisons, des mensonges, des désespoirs, des abandons…- mais elle retourne le noir en amour et ça, c’est extraordinaire. J’ai dévoré les cinquante dernières pages entre 3 et 4 heures du matin. « Si on marche et ne craint plus rien, c’est que la méfiance et la rudesse ont été portées à leur paroxysme. Nous poserons la douceur politique au niveau de la violence et l’amitié à la place de l’inimitié, une opération de renversement est possible » (p. 186). Comment oser en arriver là? Tout se joue deux pages auparavant. « J’ai eu besoin d’histoires. Celle du comte de Monte-Cristo était parfaite pour l’éternité de l’espérance, la renaissance des luttes. Les personnages se faisaient des clins d’oeil d’un siècle à un autre, de Napoléon à la Commune au château d’If, les descendants de ceux qui avaient perdu une terre en perdaient une encore, mais pas la même. J’ai eu besoin des histoires des autres. Comme Mohamed Bellahouel, je ne savais ou ne pouvais que ça: la souffrance, l’histoire ou même l’amour des autres ». Les histoires des autres. Mais bien sûr.

Quelqu’un a dit à Rosa qu’il savait où était passée Rachel.

Lockdown – chroniques de la petite peste – 15

Paris, du 22 mars au 12 avril 2020

L’Italie s’est agenouillée, désespérée. Ils ont fermé l’usine Ducati. La France a rouvert les hangars réfrigérés de Rungis. Je vois se décomposer, tous les trois jours, le visage de la propriétaire du resto et de l’épicerie italiennes, juste à côté de chez moi. Ils ont fermé les librairies et je vis sur mes stocks. En fait je cours comme une poule sans tête devant mes rayonnages, il y en a trop, j’emporterai mes comptes rendus en retard dans la tombe. La Belgique se locke downe mais en fait pas trop, mais en fait oui quand même, toujours cet esprit de consensus mou, « si belge », ni froid ni chaud, ni violent ni gentil. La fac a fermé ses bâtiments mais paraît que des collègues ont déjà réussi à y rentrer en badgeant. Il paraît. La Belgique, c’est Tchernobyl vingt ans après: personne ne peut plus y rentrer ou y vivre, mais on va y faire de l’urbex et on y organise des visites guidées.

Il faut reconnaître que les Belges sont des zombies de grande qualité. On a l’impression que tout est mort, mais tout vit. L’université a fermé physiquement mais s’est mise en capacité d’assurer tous ses cours en virtuel en deux ou trois jours. Une ambiance survivaliste d’une détermination impressionnante. Les étudiants comme les enseignants ont « basculé en ligne » d’un coup, avec l’énergie du dernier jour avant la fin du monde. Ca a marché d’ailleurs. J’ai retrouvé tous mes étudiants en vidéo-conférence. Le contact physique et l’ambiance, les odeurs, les sons manquent ; je ne rencontre plus les yeux morts des premiers cours à huit heures trente. Ils sont tous là, malgré tout. On avance, on ne lâche rien, on dit ça en tout cas, en tout cas je ne veux rien lâcher et ni lâcher quiconque. Mais combien décrochent en vrai? On ne sait rien sur les coulisses sombres de l’opération, sur les dégâts collatéraux.

J’écris souvent à mes étudiants pour savoir, certains font quelques allusions. F souffre, il tourne en rond, n’arrive pas à se concentrer. I se posait déjà beaucoup de questions avant le confinement mais là, la grande rupture l’a basculée, je tente de garder le contact. G, entre Belgique et France, a fait l’inventaire et essaie de de reprendre pied, il se bat avec lui-même et avec l’air du temps. E trace dans son mémoire de Master avec une volonté de fer qu’elle a encore renforcée ces derniers jours. C maîtrise, suit son programme et réagit au quart de tour, riposte avec la précision et le sang glacé d’un commando russe. Ce n’est pas une guerre mais on voit ressortir les caractères au couteau qui se sont forgés dans le froid de mars. Non, ce n’est pas une guerre, mais c’est une épreuve et on n’en sortira pas indemnes, même si on joue au bravache.

Évariste-Vital Luminais, Les Énervés de Jumièges (1880), huile sur toile, 1,97 m × 1,76 m, Rouen, musée des beaux-arts.

Je crève de rester les tendons coupés, énervé comme ceux de Jumièges, à regarder le ciel qui court sans moi. Tous les trois jours, je descends dans le garage qui pue de plus en plus le gaz d’échappement, les portes en restant continument fermées. Je démarre la Suzuki. Elle tient difficilement le ralenti. Je fais trois tours dans le garage, pour lui décaler les cylindres. Elle piaffe, je suis tenté d’ouvrir grand la porte et de bouffer l’asphalte en la laissant grogner et hurler. Mais je me résigne, je borde la princesse de Hamamatsu dans son lit de béton et je me remballe dans le hamac. Les journées passent beaucoup trop vite, j’ai le sentiment de perdre ma vie à vouloir la préserver. A 20h, un bruissement réveille les immeubles: c’est l’angelus de la petite peste. On mange. Twitter est un bouge plus infect que jamais, mais comme j’aime m’encanailler et patauger dans la merde sanglante des rues borgnes, je continue à m’y promener l’air hautain, en prenant attention de ne pas rester trop longtemps là où l’odeur de vomi prend fort à la gorge.

Plus moyen d’avancer, comme cela. Je suis plongé dans la tenue de ce journal. J’écris avec rage. L’écriture m’a toujours accompagné. Ici, je l’ai prise autrement. Elle prend une place folle. Je pensais que ce serait une activité anecdotique, ou une activité adrénalinique, un peu comme l’injection thérapeutique du jour. Mais l’écriture me vampirise. C’est bien ainsi, il faut juste l’accepter, accepter d’être juste la mécanique derrière quelque chose d’autre.

Le dossier des chirographes patauge depuis mon retour de Liège. Je n’ai rien oublié. Rosa va bien, à ce qu’elle me dit. Je n’ai pas dû la contaminer. J’ai vu les lettres de Stanislas Bormans et de Rachel Deitz en original, juste avant de quitter la Belgique, le lendemain de ma nuit avec Rosa. Je piste Rachel.

Princeton, avril 2019

Les jours de Pâques se suivent et ne se ressemblent pas. Il serait temps que tout cela se termine. Pâques l’an passé, c’était à Princeton, jour de paix et de calme, placé sous le signe de la beauté ; l’herbe fraiche et les bras protecteurs des vieux arbres qui enserraient les logements me manquent. Pâques 2019, c’étaient les amis italiens et américains, jamais Pâques n’avait été plus vivant qu’alors. Ce jour de Pâques-ci s’annonce autre. Jour noir et pris sous le soleil.

La contrapuntique de la peur – histoire de la petite peste – 14

22 mars 2020, Paris, 20e arrondissement, rue de Buzenval, in die illa cantabitur Laetare Iherusalem

La boîte vient de se refermer, le monde est clos maintenant. Le temps de la grande réclusion est là. Les religieuses cloitrées exultent et elles ont raison: enfin, leur monde et le nôtre se conjoignent, d’une certaine façon. J’éprouve un étrange sentiment, pas désagréable, un peu grisant: celui d’affronter une période inouïe. Le monde dans lequel j’entre avec vous n’a plus ces règles claires et ce cadre confortable dans lesquels nous cocoonions depuis notre naissance. La grande nouveauté, c’est le retour de la mort violente par la porte cochère. C’est la peur qui reprend pied. Le visage de la petite peste a maintenant des traits: les camions militaires italiens qui transportent des cercueils à Bergame. La mort et la peur de la mort constituent la nitroglycérine qui, répandue goutte à goutte, explosant heure après heure sur BFM-TV et sur Twitter, dégonde nos vies. Personne ne peut vous protéger. Rien ni personne. Alors on se barricade. C’est le confinement: le retrait sur soi, dans son espace, dans ses limites, ses confins.

Au sein de ce que je ressens comme un monde qui fuit, au sens propre -dont la matière s’enfuit, suintante, par ses pores- je n’ai pas trop peur. Je ne me crois pas immortel, mais je sais que je dois faire comme si. Pas pour paraître grand ou puissant, mais parce que je suis animé par un sentiment de nécessité. Il faut être là pour toutes et tous ceux qui comptent sur moi. Parce que je me dois à mon premier cercle puis à mes collègues, et puis à mes étudiantes et mes étudiants, et puis on verra. Croire que je dois être là pour mes étudiantes et étudiants doit sembler épouvantablement orgueilleux, mais voilà: nous sommes leur première ligne, leur parenté intellectuelle, un de leurs remparts, ce qui les sépare du monde chaviré et de leur vie en création. J’ai embrassé mon métier pour ces moments-là. Peut-être aussi parce que je veux vivre pour écrire ce livre sur l’autorité et la fausseté de l’écrit, entre communautés chrétiennes, musulmanes et juives au Moyen Âge. Probablement défendre ces petits prés enclos semble-t-il indécent. Mais je défends mon droit à la survie sous toutes les formes possibles.

Je suis un historien de l’anti-. De la contradiction. De l’opposition. De l’ordinaire, du bas, des poussières et des glaires d’avant. Dans ma profession, l’histoire des princes, des cours, des grands fait florès ; le pouvoir vu d’en haut fait fantasmer ; l’histoire des grandes chancelleries et des grandes bibliothèques comme celle des rois de France ou du pouvoir pontifical fascinent comme autant d’espaces de création et de domination ; les grandes oeuvres littéraires ou artistiques sont décortiquées comme si elles représentaient les hommes du passé. Pourquoi pas? Pourquoi ne serait-ce pas acceptable d’écrire une histoire du bas par le haut? Bien sûr. Mais je défends une perspective inversée: je veux faire une histoire par le bas, comprendre les sociétés en égrenant la poussière des siècles. D’où cette profession de foi: je suis un historien de l’ordinaire, de l’infra-ordinaire, des écrits et des écritures ordinaires. Philippe Artières a, parmi les premiers, évoqué ce concept chez les historiens, mais davantage dans une perspective esthétisante que d’histoire des hommes -il n’empêche qu’il a jeté des lignes qui raclent les grands fonds dans la mer des certitudes.

Je carbure à la contradiction. Je pars du principe que les évidences doivent être contrepointées systématiquement. Je ne crois plus aux arguments simples et aux processus univoques.

Contrepoint – BWV 1079, Ricercar A6, Johann Sebastian Bach, 1747
Berlin Nat. Bib – Wikimedia Commons

La presse m’assaille, comme tous mes collègues. Le lien entre la petite peste et la Grande excite les appétits médiatiques. L’humanité confite dans ses angoisses se réfugie dans le passé: toutes les sociétés d’avant proprement saignées à blanc par les épidémies précédentes ont survécu, vécu et même bien vécu ensuite, à ce qu’il paraît. Alors on se rassure comme on peut. Un journaliste me demandait hier, une fois de plus et comme à d’autres de mes collègues, les leçons que les hommes ont tiré des épidémies, comment les sociétés renaissent ensuite. J’ai éprouvé un trouble plaisir à le détromper: les sociétés ne tirent pas de leçons des épidémies. Elles survivent et repartent vers l’inconnu, plus ou moins bien, jusqu’aux prochaines falaises. L’histoire n’enseigne rien. Mais pourquoi l’histoire, alors?

Je suis surpris par la frénésie obsessionnelle de ma corporation qui a découvert et redécouvert l’histoire des épidémies ces derniers jours, et qui n’arrête pas. Oui, il y a un mois et demi, je lançais mon projet d’histoire globale des pandémies avec mes étudiantes et étudiants de L3/bac3 pour en faire des capsules vidéo grand public: nous étions les seuls sur le marché, alors. C’était et cela reste, pour mes étudiants et moi, une sorte d’exutoire créateur, de lien entre la période d’avant et le monde de maintenant, probablement celui d’après. Mais surtout, c’était il y a un mois et demi, nous étions au temps où la peur se frottait au verrou sans entrer. A l’heure qu’il est, la peur s’est installée dans votre canapé et boit à votre verre. Or beaucoup d’historiennes et historiens qui veulent jouer de bonne foi un rôle social se reconvertissent maintenant à ces thématiques, certains avec un bonheur relatif. Twitter dégouline de portraits à la Walking Dead. Mais pour quoi faire? Si c’est pour lui donner une généalogie et un pédigrée, à la peur, c’est réussi, c’est bon. Ca suffit. Maintenant, on a besoin de se saisir de la peur, de lui briser les rotules, de la regarder crever la gueule ouverte. On a besoin de vivre intensément. On a besoin de regarder la vie en face, pas de jouer à Sympathy for the devil. Non, pas faire comme si de rien n’était (c’est l’autre grande faiblesse de ce temps pourri) mais jouer l’anti-jeu, le contre-jeu. Ne me demandez plus: la peste, combien de divisions? Demandez-moi: et quoi, le nouveau monde? Les espoirs, les luttes, les joies, les créations, les découvertes?

Je hais la continuité castratrice et le confort enfoncé, engoncé, encastré dans son fauteuil club. Je joue la distance, je rejoins Sirius, je prends la big picture et je marche sur la mer de lave des idées infernales. Mes collègues savent bien de quoi je parle et, s’ils me lisent, s’ils ont le moindre doute encore, qu’ils sachent que je ne suis pas prêt d’arrêter. C’est pour cela qu’on me paie, pour être un emmerdeur. Et appeler au nouveau monde. A se réjouir avec Jérusalem.

Kaddish – chroniques de la petite peste – 13

Les petites maisons de Pierreuse et de Volière sont butées épaule contre épaule, fuyant la ville quatre à quatre en escarpant la peau charbonneuse de la vallée. Leur coeur est constitué par cette « grande pièce » qui traverse chacune d’elle de part en part, une pièce que l’on n’occupe que dans les grandes occasions ou pour le souper avec les beaux couverts, dans les bonnes familles. Mais c’est dans la cuisine que l’on vit, en pleine lumière, dans la chaleur du fourneau, le ventre de ces maisons. C’est là que B. retisse avec Rosa Roth cent-cinquante ans de vie. Cinquante ans depuis la naissance de B., cent ans depuis la naissance de Rosa et cent-cinquante ans depuis la disparition des chirographes de Warfusée. L’horloge bat la mesure. Le jour décroît, la nuit augmente.

Rosa a écouté. Ses lèvres tremblent nerveusement. Oui, Stanislas Bormans, l’homme qui a édité le cartulaire de Saint-Lambert. Qui n’a entendu, chez les médiévistes qui touchent aux chartes de Liège, parler de Bormans? Il a vécu toute sa vie de chercheur à dénicher et éditer des chartes anciennes. « Tu sais qu’il a édité les chartes du chapitre cathédral de Saint-Lambert en faisant croire qu’il avait vu les originaux, alors qu’il ne s’est appuyé que sur les copies postérieures des cartulaires médiévaux et modernes? ». Elle se lève d’un mouvement rapide et saisit son téléphone. Elle veut demander au bibliothécaire des Bibliophiles liégeois. Si les archives de Bormans sont aux Bibliophiles, il le sait. Quelques minutes de discussion. Bruno promet de passer plus tard, dans la soirée mais confirme: il y a là, dans les archives de la Société des Bibliophiles liégeois, les lettres de Bormans, mais rien de médiéval, aucune charte, aucun chirographe. Elle se rassied lentement, comme si un voile se posait sur sa chaise. B. encaisse la nouvelle. Il y croyait. Il avait envie d’y croire. Ces chirographes sont devenus si familiers, une obsession. Ses épaules se sont baissées, elles donnent une impression d’écrasement, d’inachèvement.

Rosa sait cela, elle connaît les méandres de B., ses emballements, ses passions, ses mouvements intérieurs. Elle a déjà soigné plus d’une fois, à l’époque de la thèse, ses blessures de coeur, d’âme, ses angoisses. « Tu te souviens, lui dit-elle, tu te souviens quand tu as appris au beau milieu de ta thèse que Walter Simons était en train de travailler sur les béguines de Liège, qu’il demandait des informations sur les chartes que tu étudiais toi? Il annonçait la publication d’un livre. Tu te souviens de ton désespoir alors, tu croyais que tout était fini, et pourtant non, ce n’était qu’un peu de vent, tu as soutenu ta thèse, on t’a publié? Tu te souviens, lors de ta défense (car en Belgique une soutenance est une défense, vieux réflexe de perpétuels assiégés, je suppose), tu te souviens de ce professeur qui venait d’Avignon, qui avait le visage de Ian McKellen en Richard III, avec une grande gabardine, qui prenait la place de tout ton jury, qui avait parlé sans arrêt, écrasant la salle deux heures durant? Tu te souviens de ce qu’il t’a dit et répété, au repas qui a suivi, et après encore? Il a dit que ton travail était « épatant ». C’est un mot étrange, un peu désuet, mais tu m’as dit et tu m’as redit que c’est ce mot qui, des années plus tard, t’avait sauvé, t’avait rendu la confiance en toi que tu avais perdue. N’oublie jamais cet « épatant »-là ».

Rosa parle toujours, elle est bavarde comme un acteur shakespearien. Elle parle toutes les langues, d’un gosier de métal, forgé aux feux abominables. Oui, elle connaît Rachel Deitz. La cuisine plonge dans l’obscurité de la nuit. Seul un voile de lumière blanche glacée tombe d’une ampoule pendue sous un petit abat-jour émaillé. Rosa sait qu’elle doit parler de ce temps indicible où les journées étaient noires et froides, ce temps irréel quand elle tenait la main de Léopold Deitz qui quittait lentement le monde.

Sa voix se perd dans le silence. B. lui a pris les deux mains, il sait de quoi elle va parler. Tout le monde le sait, dans la pièce (et pourtant il semble n’y avoir personne). D’abord elle va parler de son arrivée en août de cette année néfaste, elle avait dix-huit ans. Quelques semaines plus tard, on lui a dit que sa mère et sa petite soeur venaient d’arriver mais qu’elle ne les verrait probablement plus jamais, déjà, qu’elles n’avaient marché que quelques pas sur la terre polonaise. L’automne arrivait et le typhus, la dysenterie s’abattaient sur les baraquements. Le trente septembre, arriva dans la baraque un vieil homme, soixante-dix ans, épuisé par le voyage. Il venait de France mais il avait un accent liégeois qui était comme le souvenir des joies de l’enfance, pour Rosa. « Il était de Liège, tu vois. Malade, déjà détruit par la violence de ses derniers jours, il était au bout de sa vie, sans teeth, sans eyes, sans taste, sans everything ».

Shakespeare, toujours. Elle s’arrête, regarde droit devant elle et demande: tu te souviens de Verdi?
Suona a morto ognor la squilla,
Ma nessuno audace è tanto
Che pur doni un vano pianto
A chi soffre ed a chi muor !

Les yeux fermés, B regarde Rosa transfigurée. Son visage s’est affermi, avec un menton volontaire, une bouche longue, fine, aux lèvres légères, et puis les yeux, des yeux qui ont changé de couleur, marrons, densément marrons, terriblement et tendrement profonds, avec dedans une tête d’épingle brillante. Ses cheveux maintenant châtains glissent de part et d’autre de son front en une petite cascade. Rosa revit toutes ses vies en une fois. B. lui a pris les mains. Elle reprend et renoue.

Rosa Roth n’avait donc plus rien qui la retienne en ces jours-là, jours de poussière, sinon une irrésistible envie de renverser tout, de créer sans vergogne, d’aimer tout ce qui bouge, de ne pas laisser une miette sur la table, d’extraire tout l’or du monde. Et pour cela, il fallait survivre. Et pour cela, elle s’était donnée alors une mission, loin de se laisser glisser dans le dernier lit, loin de se résigner à compter ces combustions de fils d’étain et de plomb, loin du contemptus mundi. Au contraire, elle s’était donnée une mission. Il lui fallait mettre des hommes et des femmes en registre, écouter des récits, happer des morceaux de vie et les garder comme autant d’épaves à maintenir à la surface du monde. Elle se faisait donc un point d’honneur à accompagner tous ceux qui avaient une vie à raconter, tous ceux qui voulaient vivre dans des récits, dans leurs histoires. Elle se disait bien qu’une partie de ces longues confidences faites par des mourants ou des désespérées étaient tissées d’aménagements et d’accommodements avec les faits. Mais Rosa n’en avait rien à foutre: cela faisait longtemps, un mois et demi en tout cas, qu’elle avait pris les faits en horreur. Rosa recevait donc les derniers souffles de vie en forme de mots, de phrases parfois échevelées, mais qui résumaient des vies presque soufflées. Elle se voulait, avec l’audace des prophètes, gardienne des mémoires en déshérence. Elle maîtrisait la prière du kaddish en araméen et en usait sans sourciller, défiant les gardiens comme les orthodoxes. Tous les soirs, elle se remémorait tous les récits et les récitait, les uns après les autres, elle les racontait à ses compagnes, elle gravait les mots et les visages au coeur de sa mémoire. Elle ne se voyait pas témoin ni même dépositaire, mais bien le réceptacle de toutes ces âmes, exprimées en mots.

Toutes étaient dans la cuisine avec nous.

« First Folio » / William Shakespeare / Public domain / Wikimedia

Léopold Deitz, livide, agité par des tremblements de fièvre, le corps déjà desséché par la dysenterie, expliqua sa vie à Rosa. « Tout cela, je l’ai écrit, interrompt Rosa. Je te donnerai les cahiers, bientôt. Il faudra en faire quelque chose ». Léopold avait une tante, Rachel, qui a beaucoup vécu à Liège. Ses frères, dont le père de Léopold, ne voulaient pas trop la fréquenter: elle avait une vie un peu dissolue. Elle avait connu des hommes mariés. Elle avait rencontré Léonie de Waha, une libérale qui militait alors pour la cause des femmes et qui avait ouvert une école pour les sortir de leur condition, vers les années 1870. Léonie de Waha lui avait permis d’accéder à une vraie instruction, malgré tout. Rachel en était sortie avec une formation de secrétaire. Il paraît qu’elle fréquentait toujours un intellectuel liégeois mais Léopold ne se souvenait plus de son nom. Un professeur en histoire, soufflait-il. En 1914, lorsque les Allemands ont attaqué les forts de Liège, il paraît qu’elle avait fui, comme beaucoup, sur les routes de France. Léopold n’en avait plus entendu parler.

Rosa – chroniques de la petite peste – 12

Rosa Roth porte son corps presque centenaire avec une élégance et une délicatesse qu’on ne retrouve que chez peu d’humains. Elle se tient droite, le menton ferme, l’oeil bleu translucide indaguant. B. se tortille sur le pas de la porte, la petite peste, il ne veut pas l’apporter en Volière. Rosa Roth lui décoche une flèche de mots -je n’ai pas vécu tant de pestes pour avoir peur d’affronter celle-ci ; et si elle me happe, m’fi, je n’aurai aucun regret, je préfère ainsi qu’en abandonnant ce pour quoi j’ai toujours lutté, ma dignité. Tu m’embrasseras.

Rosa Roth est une femme puissante, non au sens de celle qui défend un pouvoir dont elle jouit jalousement, mais au sens de celle qui joue du couteau dans les ruelles abandonnées pour sauver des âmes, des vertus, des corps et des idées. B. et Rosa se sont rencontrés voici vingt-cinq ans, lorsqu’il est arrivé à Liège pour rédiger cette fameuse thèse sur les ordres mendiants, aux Archives. Elle avait soixante-huit ou soixante-neuf ans, elle venait de prendre sa retraite de l’enseignement secondaire. Elle faisait partie d’associations culturelles et notamment d’une association de défense du patrimoine de la place Saint-Lambert, là où s’élevait auparavant la cathédrale détruite pendant la Révolution. C’est à cette occasion qu’elle fut présentée à B. par un des archivistes, qui habitait le quartier.

B. l’a côtoyé durant ses six années de vie liégeoise, avant d’émigrer en France. Chaque fois qu’il revient à Liège, il passe la revoir. Il y a eu beaucoup de choses et il y a beaucoup de choses entre eux, des liens étranges. Car Rosa Roth est une femme puissante et étrange. Nul ne sait, sauf B, d’où elle vient. Elle apparaît à Liège à la fin des années ’40 et elle rencontre Marie Delcourt. De nos jours, qui connaît Marie Delcourt? C’est probablement une des plus grandes historiennes et philologues qu’a connue l’université de Liège. Militante, féministe, résistante, elle toisait l’appareil universitaire mâle qui la méprisait. Mais loin de s’arc-bouter à des imprécations larmoyantes, elle créait. Première femme chargée de cours à l’université de Liège, elle y lança un cours d’histoire de l’humanisme, le premier en Belgique. Elle étudiait aussi bien Euripide que Thomas More ou Erasme. Elle s’entourait d’intellectuels, de littéraires, elle composait de la poésie et a publié une sulfureuse « Méthode de cuisine à l’usage des personnes intelligentes ». Ses étudiantes et étudiants l’appelaient Marie. Rosa en était. B. ne l’a jamais connue, mais Rosa lui a beaucoup parlé d’elle. C’est Marie qui l’a aidée à rentrer au Lycée Léonie de Waha.

Marie Delcourt (1891-1979)
(droits photographiques non identifiés)

Rosa Roth a imposé la table et le repas à B. Rosa ne fait plus la cuisine, ce sont les voisins qui lui préparent à tour de rôle un plat, elle l’accepte avec un grand sourire mais ce sont surtout ses chats qui en profitent. Cette fois, ce sera B., les chats mangeront un peu moins. Rosa Roth est heureuse et parle sans arrêt, B. aime l’écouter et il lui pose mille questions sur sa vie de maintenant, d’avant, de l’époque de Marie Delcourt, d’avant 1948. C’est une étrange intimité. Les yeux de Rosa sont plus clairs que jamais. Pour lui, comme à chaque fois, elle remonte ses manches, elle n’a pas peur de son impudicité, elle n’a rien à lui cacher, et surtout pas ses bras nus et surtout pas son tatouage.

Elle lui parle de la vie, de ses vies si belles, du soleil qui malgré tout s’obstinait à se lever tous les matins noirs dans le ciel noir polonais. Elle lui parle de l’université, des études de philologie classique qu’elle a entreprises en 1948. Elle lui parle de Marie Delcourt, qui était lumineuse aussi. Elle lui parle des textes qu’elle a lus, qu’elle lit encore, de Lucrèce qu’elle cite. B. lui parle de Marie Cosnay, qui est en train de traduire Lucrèce après avoir traduit les Métamorphoses d’Ovide, que B. lui a envoyés depuis Paris. Ils parlent d’écriture, de style, de son style tordu qui se cherche, elle se moque un peu de ce style, le « style B. », que Marie Delcourt n’aurait pas aimé, mais c’est ainsi, c’est ton style, m’fi, et je ne te vois pas autrement qu’avec ta démarche chaloupée à la don Quichotte. Ils parlent.

C’est si beau, de parler avec quelqu’un qui a déjà vécu cent ans et que tu aimes tant, se dit B. et un long sanglot de bonheur et de tendresse s’arrête au bord de ses yeux. L’historien en toi a envie de tout noter, de tout enregistrer, mais il ne faut rien en faire. Tu dois juste te donner à elle, lui donner tes yeux et ton écoute, tes mains peut-être, si elle les demande, et elle les demandera sûrement, car tes mains réchaufferont les siennes. Il faut t’ouvrir entièrement à elle, écouter le plus fort que tu peux, lui poser toutes les questions que tu peux, parce qu’à chacun de tes mots, tu entr’ouvriras une porte en elle et elle sera heureuse de t’y faire entrer et tu y entreras heureux.

Les montagnes russes – chroniques de la petite peste – 11

Le bâtiment des Archives à Liège s’articule autour d’un jardin fermé, entouré d’un cloître, avec chaque aile dédiée à une fonction monastique. D’un côté, les bureaux et les espaces de vie du personnel, la salle de conférence ; d’un autre la salle de consultation ; d’un autre encore la salle de classement et enfin, la quatrième aile, colossale, c’est la grande basilique, les magasins. Dans l’aile dédiée à la salle de classement, dans un coin de la bibliothèque, se trouvent les archives et les livres du fondateur, Georges Hansotte, en une travée. C’est une vallée de boîtes de carton anti-acide déjà un peu vieillottes. Une liste d’entrées et un petit inventaire préparé par le dépositaire lui-même permettent de frayer son chemin. Entre dans la vie de l’archiviste.

Je retrouve rapidement la fiche photocopiée qu’a reçu Sila. C’est une feuille A4 coupée en deux, dans une chemise cartonnée. Les premières pages racontent l’histoire du fonds qu’a vu Hansotte. C’est le fonds Stanislas Bormans, du moins ce qu’il en reste. Je soupire.
– Savez-vous ce qui restera de vous dix ans après la fonte du fil d’étain et de plomb que constitue votre vie, quand le courant qui vous parcourt se fera insupportablement fort pour la dernière fois? Deux ou trois boîtes de papier, des livres avec des ex-libris, dans le meilleur des cas? Et cinquante ans après? Quelques feuilles, des photos dans de vieux albums, les livres auront été dispersés. Et cent ans après? Vous ne me croyez pas? Demandez-vous ce que vous conservez de vos arrières-grands-parents. Et de vos ancêtres d’avant.
Quand j’assène cela à mes étudiants, tous les ans, un peu théâtralement, je compte les bras levés de celles et ceux qui osent me dire qu’ils connaissent des traces de leurs aïeux. Sur soixante ou quatre-vingts têtes, deux ou trois me regardent fières appuyées sur leur bras tendu rigide. Souvent elles sont issues des belles familles au long nom et arborent un coin de sourire mauvais, façon fin de race. Les autres, les soixante-dix-huit ou soixante-dix-sept, je les aime beaucoup, parce qu’ils ouvrent désormais de grands yeux sur leur finitude. Ils ont compris les raisons de notre métier.

Le fonds Stanislas Bormans, ce sont des lettres, une cinquantaine, toutes décrites ici rapidement. La plupart sont écrites par Stanislas, quelques-unes par des destinataires inconnus. Rien d’autre. Et elles ne sont même pas conservées ici: cette chemise à la couleur rose fanée n’en contient que les résumés, l’inventaire lapidaire. J’ai trouvé la feuille associée à la lettre de Rachel Deitz, la seule lettre de Rachel Deitz dans tout le lot. On y lit:

DEITZ (Rachel)
Correspondance. Lettre à Stanislas Bormans, 22 juin 1865.
Réponse à la lettre envoyée par SB le 19 juin 1865.
Allusion aux chartes chirographes citées dans la lettre de SB: « j’ai traduit les lignes en hébreu. Elles parlent d’un Moshe Salmon qui garde la caisse de la communauté avec Jean de Vile de Hasbania et qui a consigné la propriété de la maison de Lambert ».

Je vis intensément ces minutes. Mes doigts tremblent, le sang gicle dans mon cerveau, si on me tailladait une artère, je me viderais en quelques secondes. Il me faut ces lettres. Où sont les chartes? Qui est Rachel Deitz? Je retourne la chemise en tous sens, je lis d’une traite le feuillet qui précède l’ensemble des fiches. Hansotte explique qu’il a vu les lettres en 1972 lorsque la dernière fille de Stanislas Bormans les lui a montrées, lors d’une réunion de la Société des Bibliophiles liégeois. Il a inventorié les documents et les lui a rendus. Mais les chartes? Sont-elles retournées à Warfuzée? Ce serait logique. Mais en ces temps-là, au 19e s. et jusque dans les années ’50 du 20e s., il arrivait souvent que les érudits et les chercheurs empruntent les documents d’archives pour les étudier chez eux et les ramener parfois des années plus tard. Et parfois ne jamais les ramener. Les chirographes peuvent donc être retournés à Warfuzée ou être restés en possession de Stanislas Bormans ou encore dans les mains de Rachel Deitz.

Une si grande tristesse m’écrase les épaules. Par les vitres glacées, je regarde le soleil qui s’enterre et entraîne avec lui mes espoirs. J’espérais trouver les chirographes originaux ici. Ce ne sera pas le cas. J’espérais trouver les archives personnelles de Stanislas Bormans ici. Ce ne sera pas le cas. Le métier d’historien passe par ces montagnes russes émotionnelles et on trouve bien rarement ce qu’on cherche, du moins sans y sacrifier la chair de nos vies -le temps. Je traîne mon sang refroidi hors du cloître. Le bâtiment sent ma vie d’avant, je vois passer mes années. Nous laissons toujours une part de nous dans les maisons que nous quittons, et nous sommes seuls à le savoir. Je descends dans la cuisine, je regarde les chaises vides et à côté la salle où nous faisions le repas de Noël, souvent terminé esquinté au whisky bon marché et au gros rouge assassin. Mon coeur suinte, je ne veux pas quitter Liège.

A gauche la rue Pierreuse, à droite la rue en Volière –
Wikimedia Commons – Romaine / CC0

J’ai quitté Cointe, rejoint la cuvette, traversé la ville en respirant très fort l’air des boulevards, jusqu’à Saint-Lambert, puis je remonte la rue Pierreuse qui s’engourdit. Les roues de la Suzuki grondent sur les pavés. Il fait froid et je tremble sous mon cuir. Je glisse entre les maisonnettes de ville en brique rouge, aux fenêtres lourdement encadrées de pierre. Elles se ressemblent toutes. Mais cette maison-là, au croisement avec la rue en Volière, à côté, je la reconnais. Je respire saccadé, il y a de la buée dans mon casque. Il est un peu plus de 19h, j’espère qu’elle est toujours là, j’aurais dû m’annoncer, mais j’ai horreur du téléphone, une sainte horreur. J’ai calé la Suzuki entre deux voitures, un peu en contrebas. Je sonne. Rosa prend son temps pour arriver, demande qui est là, je dis mon nom, elle soupire un petit juron en wallon liégeois, elle ouvre la porte, je la regarde, elle est belle, je me rends compte qu’elle a les mêmes yeux que Sila.

L’initiation – chroniques de la petite peste – 10

Paris, 12 mars 2020, 11h30
Sila est partie. Je lui ai dit d’être prudente, de faire attention à elle. « Fais attention à toi », c’est une formule qui était jusqu’ici si intimiste, qui signifiait une amitié forte, une affection unique, et voilà que l’angoisse de la petite peste ouvre les bras de ces mots. Sila a bien vu qu’ils sont devenus plus enveloppants. Elle m’a rendu un regard que je ne lui avais jamais vu. Un regard de dernière minute. Derrière l’iris de ses yeux, j’ai vu passer des vies de courses au coeur battant. Elle m’a souri, elle est partie.

Il faut que j’y aille. Si Macron décide de fermer les frontières ou d’interdire les mouvements, je suis fichu, tout est fichu. Non, je ne veux pas attendre. Attendre quoi, attendre quand? Tu crois que je ne suis pas dupe? Cela fait quinze ans que j’attends la petite peste, je savais qu’elle arriverait un jour ou l’autre. Je me souvenais que j’avais bien joué au prophète de malheur, alors. J’ai ce sixième sens qui est une des caractéristiques des chercheurs. Beaucoup le possèdent, le maîtrisent comme un outil et l’utilisent sans se poser de questions, avec froideur, pour rédiger leurs articles en trois parties et leurs déclarations d’ukases universitaires. Je ne sais pas si je fais mieux qu’eux, mais je sais que mon intuition me torture souvent autant qu’elle me pousse à la révélation, dans un paroxysme extatique si violent. A la fin de l’année 2004, je tenais mon blog depuis quelques mois, la grippe aviaire sévissait en Asie. Ca a donné cette note mal écrite et pleine d’erreurs. Elle brûle d’une fureur apocalyptique que je n’ai jamais renié. C’est probablement pour cela que je suis si calme face à la petite peste: je l’attendais. Ce même pressentiment de vie et de mort prévaut ici: je dois aller à Liège, je ne sais ce que sera demain.

Personne ne s’étonne plus de mes décisions en coup de tête. J’ai téléphoné aux Archives de l’Etat à Liège, je suis tombé sur Jimi, coup de chance, je lui ai juste dit – j’arrive et il m’a répondu avec sa voix raclée et allongée à la liégeoise – on t’attend.

Liège, 15h30
Je descends dans la vallée, Liège au fond, dans la cuvette, le chaudron de la ville, accrochée à la Meuse. Ma vieille Liège. Je contourne en suivant les hauteurs, par-dessus les Guillemins, au-dessus du Jonckeu, la colline de Cointe, le parking où a été abattu le politicien liégeois André Cools, Liège au sang chaud. Par la rue du Chéra, j’entre dans la grande allée des Archives de l’Etat. Etendu, le colosse des Archives. Derrière la façade vitrée, un gigantesque bunker de béton, quatre étages pleins de silence. J’ai vécu ici, il y a trop longtemps, ce qu’aucun doctorant n’a eu la chance de vivre, des journées et des nuits seul face à la ville de parchemin. Tous ceux qui m’ont accompagné, tous ont disparu depuis ces temps-là, reste Jimi qui a pris la place de concierge depuis lors, le dernier gardien de mes trente ans. J’ai tant vécu ici, j’ai appris à parler, à aimer et à boire comme un liégeois. De tous ces moments, de toutes ces aventures, seules sont restées les archives, marmoréennes, falaises à peine érodées, contre toutes les compromissions du temps.

Le bâtiment des Archives de l’État à Liège, rue du Chéra
Archives de l’État / CC BY-SA

Et donc les archives. J’avais vingt-six ou vingt-sept ans, je sortais d’un long tunnel, j’achevais à peine mon adolescence, j’ai été arraché à la puberté en quelques mois lorsque le destin m’a attaché ici, m’a condamné à la fusion à chaud avec les archives de Liège. J’ai rédigé ici-même une thèse sur les ordre mendiants dans la cité aux 13e et 14e s., à partir des documents conservés sur place. Je suis arrivé, j’ai commencé par pleurer parce que les parchemins sont rugueux et même épineux pour qui n’en a pas l’habitude. Je ne comprenais rien, tout semblait opaque, insupportable, les écritures, les formules, la sécheresse. Un contrat, ça semble si glacé, si sec, ça parle peu et ça parle mal. Un registre de comptes, c’est une collection de chiffres. Je sortais des textes narratifs, des chroniques, des textes hagiographiques, des vies de saints, qui racontent des histoires. Pour moi, jusque là le récit de l’historien se nourrissait des récits du passé, en les relisant et les faisant revivre. J’avais un estomac à la Gracq, littéraire, bon à digérer les textes qui racontent.

Les archives ne racontent pas. Elles sont butées, rétives. Tu dois apprendre à lire sur leurs lèvres serrées, tu dois interpréter chacun de leurs traits. Il faut d’abord comprendre qui elles sont. Qui les a conçues. D’où elles viennent. Lire les mots derrière les mots. Lire entre les lignes et derrière les lignes. Beaucoup de médiévistes ont lu ces documents avant moi, frontalement, mot à mot, sans comprendre grand-chose, bien souvent, aux mécanismes économiques et juridiques qui les structurent. Ils y ont cherché des faits, des récits, ils ont trouvé des mots, des lettres et rien d’autre. Or les archives ne s’ouvrent à l’historien que s’il s’établit entre elles et lui une connivence, une relation particulière, fondée sur une volonté de les comprendre entièrement. Pour dire les choses autrement: tenter d’aller puiser des informations dans les chartes du Moyen Âge est possible, mais celles-ci seront fragmentaires, elliptiques, limitées si le chercheur ne tente pas de comprendre pourquoi ces informations sont là, comment et de quelles façons elles y sont arrivées.

Une fois que les premiers coffres-forts de parchemin cèdent, tu peux ouvrir toutes les portes blindées, en tout cas tu n’as plus peur et tu joues du chalumeau et tu écoutes les déclics des serrures, vibrant à l’unisson avec les mots qui s’en échappent et désormais claquent dans les circonvolutions de ton cerveau. Les chartes parlent, elles deviennent intarissables. Elles te prennent par la main, tu as appris l’art de les aimer et elles te le rendent avec une sensualité consommée. J’ai cédé, j’ai entrepris voici vingt-cinq ans une descente aux enfers, dans les rues aux néons blancs qui strient les magasins d’archives. Je le vis comme une drogue dont on ne veut jamais se sevrer.

Je m’enfonce dans la mer d’archives, à la recherche des lettres de Bormans et de Rachel. J’ai la permission de rester un peu. La nuit tombe sur le bâtiment, le vent souffle dans les structures métalliques et fait vibrer les volets: je me souviens de ces fantômes-là, quand je passais des nuits entières dans l’obscurité et le froid, seul dans le grand bâtiment, avec le peuple de Liège qui bruissait dans les magasins. Il n’y a pas sensation plus extraordinaire que de se faufiler entre deux rayonnages dans le quartier des archives anciennes, sous la lumière blanc cru des néons, à glisser sur les vagues d’odeurs de papier ancien et de parchemin. Qui eût cru que des peaux d’animaux préparées il y a huit cents ans et des papiers de chiffon en lent pourrissement pourraient produire des parfums aussi érotiques? Mais les parfums ne sont rien sans le sentiment terriblement excitant que derrière chaque reliure sombre, dans chaque porte-feuilles se trouvent peut-être, sûrement, les feuillets qui vont te faire chavirer des heures durant, pleins d’hommes et de femmes, pleins de vies en mots, qui t’attendaient.

L’autre guenizah – chroniques de la petite peste – 9

Liège 16 juin 1865, après-midi, au Jonckeu.
Stanislas Bormans a quitté son faux col amidonné, il a tout quitté d’ailleurs, dans des bras fermes et chauds. Assis dans un lit en rococo massacré, il caresse doucement un grand corps nu, étendu, une peau mate au grain large, tavelé de son. Rachel aime Stanislas pour pour sa délicatesse, pour ses longs monologues après l’amour, quand il lui explique, euphorique, tendre, abandonné, ses perversions les plus profondes: son long trip au coeur des archives, comment et pourquoi le reste l’indiffère, comment tout le monde autour de lui se fout de lui, combien il se sent seul à descendre en apnée, comment il manque de souffle une fois au fond, quand il rencontre celles et ceux qu’il appelle ses « âmes ».

Mais voilà, archiviste, ça ne paie pas. On lui promet de monter en grade, traitement plus élevé à la clef: partir à Namur pour cela, prendre la direction du dépôt d’archives. Namur, ce repaire de culs-serrés, de peine-à-jouir. Namur, ville morte, ville sans âme, petite bourgade bourgeoise sans air. Liège, à côté, vit, souffle, mugit des grandes légions d’ouvriers et de mineurs qui y travaillent à en mourir. Liège qui grandit au-delà des remparts de Notger, de toutes les ceintures médiévales. Liège qui a toujours été ce grand coeur au nord de Paris, Liège la terre-mère des carolingiens. Liège et ses mille clochers. Liège et ses archives, qui sentent si bon.

Hier, il était chez le comte d’Outremont, à Warfuzée. Il lui a montré beaucoup de documents que la famille a préservé au château. Surtout des pièces du 15e au 18e s., des grandes affiches que l’on nomme placards, des livres de comptabilité illisibles, des liasses de procès. Mais il y a quelques pièces très médiévales. Figure-toi qu’il possède des liasses de chartes de ses ancêtres. Il m’a notamment montré des chartes non scellées. Tu te rends compte, Rachel? Des chartes, ce sont des feuilles de parchemin sur lesquelles nos ancêtres écrivaient leurs décisions, leurs accords, leurs contrats aussi. Normalement, à partir du 11e ou du 12e s., ils leur attachent systématiquement des sceaux en cire pour que ces bouts de parchemin aient de la valeur. Mais là, j’ai vu des chartes sans sceau. Elles n’en ont jamais eu. Je me suis demandé comment elles étaient validées, si ce n’est par la devise, car ce sont des chirographes, vois-tu. A Liège, les chartes chirographes sont toujours dotés de sceau, en plus de la devise qui les identifie. Et puis, ces chartes que m’a montré le comte, elles portent des caractères juifs. Je n’ai jamais vu cela dans mes archives liégeoises, on n’a jamais fait grand-cas à Liège des Juifs au Moyen Âge… Stanislas s’arrête, se rend compte une fois de plus qu’il a trop vite parlé, il balbutie des excuses, Rachel est habituée, elle lui souffle que c’est pas grave, qu’il continue.

Attends, je te les montre, je les ai apportés pour toi, tu sais, tu vas mieux comprendre. Le comte me les a prêtés quand j’ai montré mon intérêt pour ces documents. Il m’a fait promettre de les rapporter. Comme si ça valait quelque chose pour lui, juste bon à tirer ses canards et ses domestiques. Stanislas rougit de son impertinence.

Stanislas lit de la lumière dans les grands yeux noirs. Non, je t’assure, Stan, ça m’intéresse, mon cousin Israel vient de me dire qu’au Caire, en Egypte, à la synagogue Ben Ezra, le rabbin Yaakov Saphir a découvert l’an passé une guenizah très ancienne. Sa voix chante et saute dans l’air surchauffé de la chambre. Une guenizah, tu sais ce que c’est? C’est une pièce pleine de documents qui portent le nom de Yahveh, cachés depuis des siècles, on les entreposait là en attendant leur destruction, leur enterrement par les autorités rabbiniques. On ne peut pas détruire comme cela des écrits qui portent le nom de Dieu, tu sais, cela doit se faire selon les règles, alors les rabbins ont mis en place le système des guenizot. Tu en as entendu parler, non? Israel est rabbin à la Glockengasse à Cologne et il a rencontré le rabbin Yaakov, c’est passionnant, il lui a montré des manuscrits qu’il a trouvé dans cette guenizah et qui remontent au temps des croisades des chrétiens, à ce qu’il dit. Stanislas sourit, il déborde de tendresse. C’est pour cela qu’il aime Rachel. C’est ainsi qu’il l’aime, comme un fleuve de passions.

Portrait of Jacob Saphir, from the 1906 Jewish Encyclopedia
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jacob_Saphir_portrait.jpg

Stanislas extrait du grand lit son corps maigre, blanc et un peu cassé par ses manières d’intellectuel éperdu. Il s’agenouille comme à confesse et sort de son porte-documents une liasse de feuillets blanc cassé, environ vingt-cinq centimètres de long et une vingtaine de centimètres de haut. Le visage ouvert, il confie les feuillets à Rachel, qui les saisit délicatement, de ses longs doigts lisses. Elle les tient devant elle, ils reposent sur ses seins blancs. C’est du parchemin, raidi, il exhale une odeur un peu poussiéreuse, un peu musquée, juste un peu. Elle a posé son regard comme ses doigts sur les chirographes. Elle les fixe comme si elle contemplait le nom de Dieu. Ses lèvres bougent légèrement, elles suivent les courbes des lettres, les latines et les hébraïques. Stanislas la contemple, comme elle est belle ainsi, une intense émotion l’envahit, il a envie de pleurer, de petites larmes muettes. Le temps du monde n’existe plus.

Après de longues minutes de psalmodie silencieuse, Rachel lève le regard, tout est sincère, même l’air surchauffé et le lit rococo. C’est passionnant, Stan, je ne comprends pas tout, mais c’est de l’hébreu, j’arrive à déchiffrer certains mots. Ce sont des chartes du Moyen Âge, elles ont été écrites à Liège alors? Stanislas, assis à l’autre bout du lit, ouvre les bras et les mains comme un grand crucifié maladroit. Je ne sais pas, je n’ai pas eu le temps de les déchiffrer depuis hier, il faut que je voie cela de plus près. Mais veux-tu les reprendre, y jeter un oeil, tu pourrais traduire la partie hébraïque?

Rachel rosit. Elle est émue. Elle accepte tout de suite, sans laisser à Stanislas le temps du doute, du repentir, elle ne veut pas perdre ce moment-là. Oui, elle lui doit bien, il lui paie son loyer, son charbon, son gîte et son couvert, Stanislas. Elle lui a promis qu’elle prendrait moins de clients. Qu’elle serait plus prudente, qu’elle suivrait les fameuses pratiques des hygiénistes à la mode qu’il lui a longuement exposées. Et puis elle se sent enfin quelque chose, quelqu’un même. C’est un gentil. Un brave homme.

Stanislas se rhabille vite, il doit y aller, c’est l’heure du souper, il doit retrouver sa Victoire.

Vers le sacre du printemps – chroniques de la petite peste – 8

12 mars 2020, 10h du matin, Paris, au « bistrot d’Avron ». Odeur de café chaud, calme étrange. Sila et moi, autour d’une table. Sentiment d’urgence.

I seen ’em come, and I seen ’em go,
I seen things and been people, that nobody knows
I’m talking in pictures and I’m painting them black,
I seen Satan coming honey in a big black Cadillac

L’air est fragile, l’incompréhension se lit sur les visages plus fermés que d’habitude dans les rues de la ville. La petite peste a réduit au silence l’Oise et l’Est plie le genou devant elle. On annonce une communication du président ce soir, on sait ce que ça veut dire. La fin d’un monde, la réclusion.

La réclusion ne m’inquiète pas, cela fait bien longtemps que je vis cloîtré dans des mondes parallèles, souterrains. Faire de la recherche en histoire, c’est avant tout descendre en apnée, attaché par une simple corde, dans les abysses. A la surface, tout juste en dessous, frappées par les rayons diffractés du soleil, les épaves du passé s’entrechoquent, massives, nombreuses. Prises dans les courants rapides, certaines craquent sinistrement et on en entend les gémissements à la surface. C’est l’histoire bouillonnante, celle du Rwanda, de Srebrenica. C’est l’histoire du convoi 20, le train 901-15, vers Auschwitz-Birkenau, le 17 août 1942. Les massifs documentaires sont parfois effrayants. Tu descends, les épaves se font moins impressionnantes, elles se morcellent, elles disparaissent progressivement. Tu descends, l’obscurité s’impose lentement, tu ne distingues plus grand-chose une fois descendu à quelques mètres, les traces de vie se font de plus en plus plus rares, ténues, microscopiques. Tu descends, plus bas, les 10e et 11e siècles constituent réellement un palier de vie. En dessous encore, tu ne distingues plus un seul visage clairement. Au-dessus du palier du 11e s., tu rencontres des fantômes qui lentement prennent chair, comme dans les films d’horreur de série Z, quand les esprits des morts-vivants se recouvrent de nerfs, d’organes, de peau.

Mais tu n’en as pas peur, car c’est ton métier de rhabiller de chair et de pensées ces fluides qui circulent dans les parchemins, les papyri, les papiers du passé. Avec des mois puis des années de métier, à force de les fréquenter, tu éprouves une étrange communion avec eux. D’aucuns appellent cela l’empathie de l’historien. Peut-être. Je pense que c’est beaucoup plus fort que cela, même si tu ne veux pas te l’avouer, tellement cela devient irrationnel. C’est une sorte de sarabande barbare à la Nijinski, un Sacre du printemps que je danse avec ces hommes et ces femmes qui sortent du passé, des sources du passé. Je ne crois pas que l’historien soit un ogre, Marc Bloch me pardonne. L’historien est comme la jeune fille sacrifiée de Stravinsky, elle doit mourir et se fondre dans le passé barbare pour que renaisse le Printemps. L’historien est une jeune fille amoureuse de la vie qui renaît, prête à se fondre dans ce monde dont elle est à la fois la victime sacrificielle et la sage-femme.

L’élue, par Nicolas Roerich, maquette de costume pour le Sacre du printemps (1913)
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:L%C3%A9lue_(Sacre_du_printemps,ballets_russes)(4557057918).jpg?uselang=fr

Je parle avec Sila de toutes ces émotions, de ce lien que j’éprouve avec le passé, pourquoi je me sens attiré irrésistiblement par cette quête qui m’a saisi entre Jerusalem et Tel-Aviv. Je ne veux rien abandonner aux contingences, ni céder face à la petite peste. La voix de Sila est ferme, son accent chantant veloute chacun de ses mots, posés comme sur une portée, dans un français parfait. Sila me parle lentement, elle m’apaise, elle reconstruit mon monde. A plus d’une demi-vie, je ne sais toujours pas grand-chose.

Sila n’a pas vu les archives de Georges Hansotte -pour cela, il eût fallu consacrer du temps à la chasse à un petit fantôme alors qu’elle avait déjà sous les yeux des dizaines de documents bien réels, eux. La photocopie de la fiche annotée par Georges Hansotte, c’est une archiviste de Liège qui lui a envoyée, me dit-elle, il y a une petite vingtaine d’années. Une certaine Jocelyne, elle a oublié le nom. Pourquoi ne suis-je pas étonné? Jocelyne, qui avait une petite soixantaine d’années quand j’en avais une petite trentaine et que je squattais les archives de l’Etat à Liège, quand j’y ai conçu et rédigé ma thèse.

La photocopie est posée sur la table, entre nous. Elle est vieillie, l’encre est pâlie, les bords sont parfaitement lisses mais jaunis par la lumière qui doit inonder le bureau de Sila. J’y reconnais l’écriture de Georges Hansotte, l’ancien conservateur des Archives de l’Etat à Liège. Je n’ai jamais connu Georges Hansotte, ou en tout cas, je ne m’en souviens pas: il est mort en février 1995 quelques mois après mon arrivée aux Archives à Liège pour y commencer ma thèse autour des ordres mendiants. Mais ses collègues et ses amis m’ont beaucoup parlé de lui, ils respectaient un homme droit qu’ils m’ont dépeint comme austère et brillant. Il connaissait les Archives de Liège comme d’autres les amours de leur vie.

C’est une fiche que la photocopie reproduit. On y lit, dactylographié:

BORMANS (Stanislas)
Correspondance. Lettre à Rachel Deitz. 19 juin 1865
On y parle d’un « lot de chartes chirographes avec des écritures latines et hébraïques concernant une vente de biens vers 1150, difficile à lire ».
Voir la réponse de Rachel Deitz conservée, à la date du 22 juin 1865