Paris, Buzenval, 19 avril.
Les journées de confinement sous le soleil sont insupportables. Les rues grouillent de promeneurs honteux qui regardent leurs chaussures et marchent d’un pas lent. Le soleil brûle l’intérieur des appartements et échauffe les biles. Le monde se divise désormais entre plusieurs castes: ceux qui crèvent, ceux qui souffrent et ceux comme si de rien n’était. L’équilibre entre les castes est précaire. Pour le plus grand nombre, la petite peste reste un dossier extérieur, mais aussi un livre noir dont on craint suffisamment d’y voir son nom inscrit pour réclamer la protection des saints et des drones, quitte à vendre quelques kilos de liberté individuelle contre un baril de « comme si de rien n’était ».
Le cilice de morale dont se recouvrent les bonnes sociétés depuis déjà quelques années enserre de plus en plus. Indécence est devenu le mot sale que l’on crache sur les autres, les autres évidemment, on le jette au fil des conversations ou des textes comme une capote. Car on s’apprête à régler ses comptes, « le jour d’après », comme ils disent, et en attendant, on tient à garder le regard haut, en vieux lutteur.
Tout paraît déplacé, décalé. Le coeur de la quarantaine est sinistre, en fait. On attendait des journées de création et la plupart a fini aux fourneaux, d’abord à la création de petits plats, puis au fur et à mesure de l’avancement de la crise, ils se sont rabattus sur la confection de pain, le « stress-baking » de New York. Odeur, moiteur, chaleur, brutalité du pétrissage, on poigne dans la masse vivante, la levure est cette pourriture qui fait vivre, les psychanalystes s’en régaleront.
B. se bat contre lui-même. Travailler sur la longue durée ne peut se faire que la nuit, « quand les cris des enfants se sont enfin tus », pour paraphraser de mémoire un autre maître, Léopold Genicot. Alors, dans la fraîcheur silencieuse, tout redevient possible, la création redevient un art et non plus une obligation, le plaisir redevient possible, caché aux yeux du monde, presque honteux, indécent.
La nuit donc. B crée. A sa façon. Il lit mais ses yeux filent sur les pages. Il écrit des pages et des pages sur son carnet en ligne. Il souffre de ces pages dont il ne sait si elles sont de l’orgueil ou de l’art, de l’indécence ou de la foi, de la création ou de la négligence, de l’indolence intellectuelle. Elles sont nécessaires, quand même. C’était l’instant, le moment à saisir, le ϰαιϱός, le kairos à maîtriser.
« Il faut les coups du hasard et l’imprévu pour qu’un homme supérieur, en qui sommeille la solution d’un problème, se mette à agir en temps voulu — pour qu’il « éclate », pourrait-on dire. Généralement, cela n’arrive pas et, dans tous les coins du monde, il y a des hommes qui attendent et qui ne savent pas ce qu’ils attendent vainement. Parfois aussi le cri d’éveil arrive trop tard, ce hasard qui donne la « permission » d’agir, — alors que la plus belle jeunesse, la meilleure force active se sont perdues dans l’inaction ; et combien y en a-t-il qui, s’étant mis à « sursauter », se sont aperçus avec terreur que leurs membres étaient endormis, que leur esprit était déjà trop lourd ! « Il est trop tard », — se sont-ils dits alors, rendus incrédules à leur propre égard et dès lors inutiles pour toujours. — Dans le domaine du génie le « Raphaël sans mains », ce mot pris dans son sens le plus large, ne serait-il pas, non l’exception, mais la règle ? — Le génie n’est peut-être pas du tout si rare, mais les cinq cents mains qui lui sont nécessaires pour maitriser le ϰαιϱός, « le temps opportun », pour saisir le hasard par les cheveux ! » Tu reconnais le vieux Nietzche, Par delà le bien et le mal, c. 274, dans la traduction probablement boîteuse d’Henri Albert, parue en 1913.
Il ne pouvait pas être trop tard. Il ne peut pas être trop tard. C’est le temps de l’indécence.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/ab/Francesco_Salviati_-Time_as_Occasion%28Kairos%29_-_Google_Art_Project.jpg
Sur le concept de Kairos dans l’art, lire Barbara Baert: https://www.ias.edu/ideas/baert-kairos
Quand même, il croit en ce qu’il écrit, la tête alourdie au fil de l’accomplissement de la nuit. Un long échange avec Rosa, comme il en a souvent depuis quelques semaines, l’a libéré. Elle lui a reparlé de Rachel Deitz. Bruno, l’archiviste de la Société des Bibliophiles liégeois, lui a dit qu’il avait trouvé d’autres lettres de Bormans, la plupart techniques sauf une, destinée à Rachel aussi. Il la lui apportera demain, elle téléphonera à B.
B. a le coeur battant. Il a repris les lettres de Stanislas Bormans et de Rachel Deitz, celles-là même qu’il a photographiées avec son portable il y a plus d’un mois, le 13 mars, le lendemain de sa nuit avec Rosa. Il les avait abandonnées depuis lors, écartelé par la petite peste à Paris. Les revoilà. Les lettres inventoriées par Georges Hansotte et conservées à la Société des bibliophiles liégeois. Le lot de lettres conservées est étrange, disparate. Un ensemble de pièces officielles, le chartrier de Stanislas Bormans, avec toutes les grandes lettres le nommant aux postes prestigieux de sa vie: la lettre lui annonçant son élection le 4 mai 1874 comme correspondant de la classe des Lettres à l’Académie Royale de Belgique, celle le nommant membre titulaire de la Commission royale d’Histoire le 20 novembre 1874, celle du 28 avril 1884 le nommant chef du dépôt des archives de l’Etat à Liège, celle le nommant à la succession d’Henri Pirenne en 1886 à la chaire de paléographie et de diplomatique. Et puis deux lettres sur un papier quelconque, de format plus réduit, l’une datée du 19 juin et du 22 juin 1865, la seconde répondant à la première, l’une de Stanislas Bormans à une certaine Madame Rachel Deitz et la réponse de celle-ci. Celle de Stanislas est un brouillon, l’original est resté dans les mains de Rachel, mais il est très propre et a dû être envoyé, puisque la lettre de Rachel y répond. L’écart de datation entre les pièces -l’ensemble Bormans-Deitz datant de 1865, l’autre d’entre 1874 et 1886-, la différence d’apparence matérielle -on dirait, dans le jargon, la différence codicologique- entre les deux lots, le fait que le lot de 1865 ait été rédigé et envoyé sans grand soin, contrairement à l’autre lot, montrent que l’on se trouve face à deux ensembles différents, probablement rassemblés artificiellement lorsqu’on a fait l’inventaire des pièces documentaires laissées par Stanislas Bormans après sa mort. Il n’empêche: ces petites lettres de 1865, brouillon et original, pour avoir été rapprochées des autres plus prestigieuses, avaient peut-être déjà connu un destin commun, conservées ensemble qui sait?, à l’instigation de Bormans lui-même. En d’autres termes: elles devaient avoir une valeur importante pour Bormans puisqu’il les a conservées et probablement dans le même lot, ou non loin de lui, que ses diplômes de triomphe.
Pourtant leur contenu est quelconque.
Madame Deitz,
Vous n’êtes pas sans savoir que je travaille sur un lot de chartes chirographes avec des écritures latines et hébraïques concernant une vente de biens vers 1150, difficile à lire, de la seconde moitié du XIIe siècle, que je vous ai communiquées il y a quelques jours car vous m’avez assuré être capable de traduire la part hébraique de leur texte. Etes vous toujours disposée à me rendre ce petit service et à me renvoyer ce texte traduit avec les documents? Mon adresse se trouve mentionnée au bas de cette missive. Amour des lettres et finances ne font pas bon ménage: je ne pourrai pas vous rétribuer contre monnaie sonnante et trébuchante pour ce service, mais je resterai votre débiteur.
Veuillez recevoir, Madame, l’expression de ma très respectueuse considération.
Stanislas Bormans.
Monsieur Bormans,
Je me permets de vous répondre affirmativement et de vous envoyer une première traduction rapide, effectuée par mes soins. Vous pardonnerez son caractère brouillon et mal écrit: le rabbin auquel j’ai demandé de l’aide me l’a refusée, prétextant qu’il n’avait pas à assouvir la curiosité d’une femme. « Aime ton prochain comme toi même » est une maxime catholique qui devrait être davantage cultivée dans certains milieux. Tant et si bien que j’ai traduit les lignes en hébreu de mon mieux: elles parlent d’un Moshe Salmon qui garde la caisse de la communauté avec Jean de Vyle de Hasbania et qui a consigné la propriété de la maison de Lambert. Mon avis est qu’il faudrait faire confirmer cette traduction par un vrai spécialiste. Bel et bien rendue au service de la science, je refuse tout paiement, cela va sans dire. Amour des lettres se suffit à lui-même!
Veuillez recevoir, Monsieur, l’expression de ma déférente considération.
Rachel Deitz
Leur contenu semble quelconque mais quelques mots sonnent étrangement. Il faut déchiffrer, décrypter. L’objet de la quête se déplace. Demain Rosa.