Encore et toujours la même question. Je crains que peu de monde se hasarde sur ce blog, la plupart désertant après quelques lignes lues. Je suis peut-être trop pédant. Il faut dire que je n’ai pas encore trouvé le mode d’expression qui me convienne, le ton adéquat, et surtout que je n’ai pas encore tracé les lignes directrices du blog. C’est un peu un chantier. Un pré-blog, en quelque sorte ? Il faut apprendre à écrire pour le monde.
Ca me fait penser à un des grands historiens de ce siècle, Lucien Febvre. C’est un des fondateurs d’une école historique importante, dans l’entre-deux-guerres mondiales: Marc Bloch et lui ont fondé une revue qui a marqué son temps. Elle s’appelait: Annales d’histoire économique et sociale. Avec d’autres historiens, ils voulaient montrer que l’histoire qu’il fallait écrire, c’était l’histoire des hommes et pas celles des faits-divers, l’histoire de la civilisation, de la vie d’avant et non dépeindre juste des anecdotes croustillantes style Voici pour le Moyen Âge. Pendant le 2e guerre, Marc Bloch, juif, a été recherché, s’est investi dans la résistance, a été arrêté, torturé puis fusillé. Febvre a tenu les Annales hors de l’eau, a continué la parution malgré tout. Le premier numéro de l’immédiate après-guerre sort en 1946, avec un nouveau titre: Annales. Economies, sociétés, civilisations. Dans ce numéro, les huit premières pages sont à dévorer, c’est le « Manifeste des Annales nouvelles » par Lucien Febvre, le survivant. Il l’a intitulé « face au vent ». J’en ai extrait quelques lignes clés qui parlent beaucoup mieux de cette histoire-là. Imaginez, ces pages qui flottent au-dessus d’une Europe en ruine, d’une France bombardée et à genoux, à peine libérée…
« Fini le monde d’hier. A tout jamais fini. Si nous avons une chance de nous en tirer, nous Français, c’est en comprenant, plus vite et mieux que d’autres, cette vérité d’évidence. En lâchant l’épave. A l’eau, vous dis-je, et nagez ferme. Cette solidarité de fait qui, dès maintenant, unit les naufragés, -qui demain unira tous les hommes, – travaillons à en faire une solidarité de labeur, d’échange, de libre coopération. Nous avons tout perdu, ou presque, de nos biens matériels. Nous n’avons rien perdu s’il nous reste l’esprit. Expliquons le monde au monde. Par l’histoire. Mais quelle histoire ? Celle qui « romance » la vie de Marie Stuart ? Qui fait « toute la lumière » sur le chevalier d’Eon et ses jupes ? Qui, pendant cinquante ans, étudie les deux derniers segments de la quatrième paire de pattes ? Pardon, je confondais… Eh bien, non! Nous n’avons plus le temps. Trop d’historiens, et bien formés et consciencieux, c’est là le pire- trop d’historiens encore se laissent égarer par les pauvres leçons des vaincus de 70. Oh, ils travaillent bien! Ils font de l’histoire comme leurs vieilles grand-mères de la tapisserie. Au petit point. Ils s’appliquent. Mais si on leur demande pourquoi tout ce travail -le mieux qu’ils sachent répondre, avec un bon sourire d’enfant, c’est le mot candide du vieux Ranke: « Pour savoir exactement comment ça s’est passé: wie es eigentlich gewesen ». Avec tous les détails, naturellement.
Nous n’avons plus le temps, nous n’avons plus le droit. […] L’Histoire, qui ne lie pas les hommes. l’Histoire, qui n’oblige personne. Mais sans quoi rien ne se fait de solide. […] L’Histoire, réponse à des questions que l’homme d’aujourd’hui se pose nécessairement. Explication de situations compliquées, au milieu desquelles il se débattra moins aveuglément s’il en sait l’origine. Rappel de solutions qui furent celles du passé -et donc qui ne sauraient être, en aucun cas, celles du présent. Mais bien comprendre en quoi le passé diffère du présent: -quelle école de souplesse pour l’homme nourri d’Histoire! […] Et disons: l’Erudition pour l’Erudition, jamais. L’Histoire au service des partis et des opinions partisanes, jamais. Mais l’Histoire posant des problèmes au passé, en fonction des besoins présents de l’Humanité: cela, oui. Voilà notre doctrine. Voilà notre Histoire. En l’offrant à ceux qui la cherchent, ne faisons pas, comme il arrive, tout ce que nous pouvons pour qu’aux hommes de bonne volonté elle apparaisse laide, rébarbative, mal fagotée et parlant une langue incompréhensible et barbare. Faisons-là nette, claire, de propos humains. Et pour anéantir l’engeance, à la fois méprisable du point de vue scientifique et odieuse du point de vue humain, -l’engeance pullulante des gâcheurs d’Histoire, – présentons nous-mêmes au public l’Histoire, notre Histoire, la véritable Histoire, de façon telle que ce public, enfin, comprenne ce qu’elle est et à quoi elle sert ». […]
Tout cela dans ce style flamboyant, prêt à être dit, d’il y a soixante ans… mais 60 ans plus tard, c’est toujours notre façon de faire de l’histoire, nous marchons toujours dans les pas de Marc Bloch et de Lucien Febvre.