La masse des archives est une des justifications sur lesquelles Guldi et Armitage construisent leur argumentation. « Archives » est un mot qui revient sans arrêt de manière négative, dans History Manifesto, tandis que « data » est son pendant positif. Les deux faces de Janus. Les archives semblent une déclinaison péjorative de la source, pour les deux auteurs. Selon eux, c’est parce que les étudiants vont se perdre dans leurs sources –dans leurs « archival sources » donc– qu’ils ne pourront avoir cette big picture tellement importante (p. 38). Un historien qui approfondit une source d’archive à la fois, comme Geoff Eley et tous ceux de sa génération, dans les années soixante-dix, cela sonne comme un glas désespérant, à lire Guldi et Armitage1. Pire, la maîtrise des archives semble être devenue alors pour eux une sorte de nécessité ontologique, une obligation douloureuse pour tout historien qui se respecte, en ces années de décadence historiographique. Les deux auteurs décrivent le travail “sur archives” comme un « coming-of-age ritual for a historian, one of the primary signs by which one identified disciplined commitment to methodology, theoretical sophistication, a saturation in historiographical context, and a familiarity with documents » (p. 44). Et la stigmatisation continue : « Gaining access to a hitherto unexploited repository signalled that one knew the literature well enough to identify the gaps within it, and that one had at hand all of the tools of historical analysis to make sense of any historiographical record, no matter how obscure or how complex the identity of its authors. Every historian was encouraged to get a taste for the archives: not to get one’s hands dirty was hardly to be a historian at all » (p. 44). On comprend alors pourquoi ce sont les archives elles-mêmes qui sont citées ici avec une moue dédaigneuse: elles salissent les mains. Sans vouloir faire de la psychanalyse de comptoir, l’association archives / documents qui « marquent » l’historien / documents qui « font » l’historien semble ici évidente.
Guldi et Armitage lient donc étude du « Short Past » et maîtrise des archives : « As historians of the Short Past began to rethink their relationship to archives and audiences, archival mastery became the index of specialisation and temporal focus became ever more necessary ». Ce n’est pas le seul lieu du livre où ils lient décadence historiographique (selon eux) et années soixante-dix : un peu plus loin, ils insistent sur le rôle délétère d’une histoire critique (lire : hypercritique) née dans ces années-là : « Critical history is one of the forms of story-telling that most historians today are trained to perform. Critical history can help us to tell which logics to keep for the future and which to throw away. Stamped with the ‘hermeneutics of suspicion’, critical history is the child of the 1970s just as much as micro-history is, although it has a rich legacy going back at least to Karl Marx » (p. 72). Une assertion ahurissante, du moins en Europe, puisque c’est tout l’inverse : la critique historique et la maîtrise documentaire sont une nécessité venue du monde de l’érudition, inscrites dans les gênes de l’Histoire depuis Mabillon et Papebroch, et développées au cours du XIXe s., au travers des cours de « sciences auxiliaires »2. Certes, des courants hypercritiques ont bien occupé un certain espace historiographique, mais bien avant la seconde moitié du XXe s. En fait, toutes ces techniques de maîtrise des sciences auxiliaires ont été montrées du doigt dans les années soixante-dix, en plein courant d’Histoire dite « des mentalités ». Un à un, les cours de sciences auxiliaires, diplomatique, codicologie, paléographie, archivistique… ont été bannis des programmes de bien des universités à partir de ce moment. Des institutions prestigieuses, comme l’Ecole nationale des Chartes ou l’Institut de recherche et d’histoire des textes, qui avaient jusqu’alors tenu le haut du pavé intellectuel sur la place de l’Histoire, se sont retrouvées à manger leur pain noir. C’est tout récemment, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, par un retour de balancier, que les sciences auxiliaires renaissent, au travers des études sur la literacy (pas un mot dans History Manifesto sur ce thème) ou du renouveau numérique de l’archivistique, sous des appellations plus consensuelles, comme « sciences fondamentales » ou « sciences de l’érudition », tandis que les grande institutions déjà citées ont repris une place de choix dans le concert historiographique. Non, décidément, ce portrait au vinaigre des archives n’est pas tenable.
La mer des archives est donc dangereuse pour qui s’y baigne, à en lire Guldi et Armitage. Mais sur quoi s’appuient les deux polémistes pour mener leur recherche ? Sur les « data », les données. J’ai déjà longuement disserté ailleurs sur ce nouveau miroir aux alouettes de l’historiographie –et plus largement des sciences– contemporaines et bien d’autres que moi, comme Frédéric Clavert, ont aussi largement commenté cette vision très particulière de l’exploitation des sources, qui semble désormais toute puissante3. Somme toute, relativement peu de réactions face à ce qui pour moi induit une tranformation radicale dans la méthodologie du travail historien. Avant le numérique, le travail de dépouillement et d’analyse des sources reste relativement proche du document lui-même. La critique externe comme la critique interne sont donc comme naturellement mises en œuvre, dès les premières lectures, et ce pour la simple raison que les informations contenues dans ces sources sont difficiles à appréhender si le chercheur ne sait pas qui les a produites, ces sources, et dans quel contexte, pour quoi faire, pour qui, où et quand… Pour comprendre et utiliser ces informations –les fameuses données– l’historien se heurte au réceptacle de celles-ci et ne peut le négliger –c’est la base du métier, c’est l’abc de la formation. Dès l’apparition de l’histoire quantitative –citée dans ce livre pour en déplorer la disparition, dans les deux dernières décennies du XXe s. – les historiens, en cheville avec les informaticiens d’alors, conçoivent des grilles de données et des bases de données, toutes extraites des sources. Les historiens analysent de manière systématique des séries de données qu’ils collectent à la chaîne, par échantillonnage ou non. Ils opèrent donc à l’entame de leur recherche un premier tri, un choix drastique dans les informations qu’ils puisent, qu’ils arrachent à la source. Certes, ils analysent toujours cette source, la passent au crible de la critique. Mais une fois les données extraites et leur origine plus ou moins établie, elles vivent leur propre vie. Le corpus de données extraites est, à proprement parler, un avatar de la source, mais bien transformé, limité à des informations considérées comme essentielles. Jean-Philippe Genet fut un des premiers à noter ce nouveau biais méthodologique en parlant de métasource : un corpus de données dont on peut hésiter à dire si elles ont été extraites ou…produites par l’historien, à l’aide de son questionnaire de départ : le choix du chercheur est déterminant en ce cas et il induit, d’une façon ou d’une autre, la création d’un ensemble de données « calés » sur sa problématique a priori, ensemble qui constitue ainsi un avatar de la source.
Dès la dernière décennie du XXe s., l’histoire quantitative a disparu tandis qu’on observa un retour à l’étude qualitative des sources, d’une approche plus directe et moins désincarnée des sources et de démarches historiographiques en perpétuelle transformation. Ainsi, la revalorisation des travaux –d’érudition4 ou encore la création d’un courant historique –les literacy studies– plaçant la source au centre de la pratique historienne, comme actrice du passé : la statistique judiciaire au XIXe s. utilisée comme outil politique ; l’étude de la délinquance graphique aux XIXe et XXe s. en France, l’étude des instruments d’écriture mis en œuvre dans une ville médiévale comme autant d’instruments de domination et de mémoire au service de la commune… 5 Et si l’historien n’est pas écouté aussi souvent qu’il le faudrait par les décideurs, il n’a jamais été aussi combattif pour faire entendre sa voix face aux « fauteurs d’Histoire », ces écrivaillons qui s’improvisent historiens 6. Un paysage somme toute dynamique et ouvert, qu’il ne faut cependant pas idéaliser : l’Histoire « professionnelle » subit aussi en Europe une crise de confiance auprès du grand public.
Avec la révolution du numérique et son irruption dans le monde des sciences humaines et sociales, dès les dernières années du XXe s., le recours aux bases de données revient sur le devant de la scène. Elles sont désormais abordables et attirent l’attention bienveillante des agences de recherche qui distribuent avec bonheur leurs moyens aux chercheurs qui ajoutent un volet « base de données » (au cours de la première décennie du XXIe s.) ou un volet « web sémantique » ou encore « carnet de recherches type Hypothese » (depuis cinq ans environ). En parallèle est née cette réflexion transnationale, transpériode et transdisciplinaire autour des Humanités numériques, réflexion qui semble trouver (ou du moins qui cherche) des terrains d’institutionnalisation ces dernières années. Et ce qui auparavant semblait bien difficile à faire –du quantitatif intelligent, structuré, réfléchi, avec l’aide de techniciens, d’ingénieurs et de statisticiens– semble soudain si simple. « Semble », mais cela suffit. Bien des historiens se ruent sur les outils de statistique, de visualisation, se mettent tous à leur petite base de données –avec un bonheur inégal et surtout avec une naïveté effrayante, sans se préoccuper de critique ou d’impératifs techniques, juridiques ou matériels, sans se poser parfois la question de l’utilité ou de la redondance. Combien de projets n’ai-je pas vu jugés (et n’ai-je pas jugé moi-même) avec sévérité au sein des jurys d’évaluation de projets soumis pour financement, parce qu’ils proposaient la Ixième base de données ou la Ixième plateforme numérique, sans réfléchir à son cadre critique, à son interopérabilité, aux standards à utiliser qui le permettraient, à la pérennisation des données, à un cahier des charges, au contact avec des techniciens et ingénieurs… ? Tout n’est pas mauvais, heureusement : de grands projets collectifs soutenus et financés m’ont plus que convaincu par leur sérieux au fil de leur réalisation7.
Ainsi revient régulièrement sur le devant de la scène la question de la métasource, déjà évoquée. Mais surtout se pose avec force le problème de la construction des données. D’où viennent ces data en masse qu’utilisent les historiens (contemporanéistes ou non), mais aussi les économistes ou les sociologues ? J’éprouve le désagréable sentiment, à lire tous les travaux sur les data, big ou pas, que la plupart des spécialistes du traitement de l’information passent très vite sur les sources d’où proviennent les data et encore plus vite sur les hommes et les femmes derrière ces sources, pour se concentrer sur ces data, et rien qu’elles.
Cette confiance éperdue en les données, valant par elles-mêmes, on la retrouve dans History Manifesto,qui témoigne une foi du charbonnier en cet âge des big data et des Digital Humanities. Il y semble bien que les données soient le seul « pain de l’historien »8. Les big data, ces données produites massivement par les techniques du web, soit récoltées auprès des grandes industries, soit constituées en croisant des corpus massifs, soit créées de toutes pièces grâce au web sémantique en qui il faut désormais croire, comme au mystère chrétien ou à la révélation coranique : Guldi et Armitage leur consacrent tout un chapitre (p. 88-116), le dernier, celui qui propose des solutions aux problèmes qu’ils ont posés. La Solution, c’est le traitement par les Humanités numériques des big data. Ils annoncent d’emblée la couleur : la masse documentaire naît avec l’Humanisme qui commence à agréger des collections d’informations. Les big data, héritières de l’Humanisme ? Passons sur cet oubli fâcheux des grandes encyclopédies médiévales, des sommes du bas Moyen Âge, de la chasse au savoir latin, grec, arabe qui n’attend pas le XVe s. pour démarrer. Il faudrait un autre livre. Mais surtout les big data permettraient enfin, selon les deux auteurs de History Manifesto, de traiter des problèmes plus importants, plus larges, de poser des questions réellement transversales. L’analyse des big data permet enfin de faire de l’histoire décloisonnée, traversant les siècles ! « While humanity has experimented with drawing timelines for centuries, reducing the big picture to a visualisation is made newly possible by the increasing availability of big data », disent Guldi et Armitage (p. 89). Mieux : l’analyse des big data va permettre de discerner le bon grain de l’ivraie, de faire apparaître les faits en contradiction pour mieux les traiter (p. 93), de pousser au jour les Dark Archives, celles que les institutions dont on se défie ne veulent pas montrer (un petit coup de « théorie du complot » ne fait pas de mal) (p. 100-102)… Ici aussi, profession de foi assénée avec la force du prédicateur. Mais d’où viennent toutes ces données ? Des sources, certes. Mais la question de leur traitement critique n’apparaît guère… C’est comme si la masse des données écrasait la nécessité d’une critique plus précise qui risquerait de ravaler cette étude « longue durée » ou « grande échelle ». De manière surprenante, aucune réflexion de fond sur l’approche de ce type de sources… par exemple : pas de discussion un peu ample des concepts de distant reading/close reading traités par Franco Moretti9. Armitage et Guldi ne cachent pas que une critique historique des sources peut permettre d’améliorer encore l’approche de ces données (p. 100, 115 par exemple). Ce souci de la source et de sa critique, ils le reportent avec intelligence sur les institutions de conservation du patrimoine et de production des données.
Ils montrent cependant une vision assez impérialiste du travail de l’historien, qui reporte la gestion des sources aux « curators » de « data » : « Digitisation by itself is not sufficient to break through the fog of stories and the confusion of a society divided by competing mythologies. Cautious and judicious curating of possible data, questions, and subjects is necessary » (p. 103). Aux producteurs d’informations et aux conservateurs de sources, le rôle de préparer au mieux ces données ; aux historiens de les utiliser. Là où je peux cependant suivre les auteurs, c’est dans leur volonté d’impliquer les historiens dans le monde du patrimoine, des archives comme des bibliothèques, comme dans celui de la production de données gouvernementales ou non. Mais, ajouterais-je, pas seulement là où Guldi et Armitage pensent que des données relatives à des minorités ou ethnies risquent d’être détruites (p. 113) : vraiment à tous les niveaux, et plus fortement que jamais. C’est déjà le cas dans certains pays d’Europe occidentale, certes…mais le temps du rapprochement entre les institutions produisant et conservant des sources d’une part et les historiens (ou spécialistes de sciences humaines) d’autre part, ce temps est venu10. Les compétences développées autour du numérique par le monde des bibliothèques et des archives, à l’avant-garde de l’innovation, doivent être rapprochées de la même façon de celles des historiens proches du numérique. Quand Armitage et Guldi lancent : « In the future, historians may step into new roles as data specialists, talking in public about other people’s data […] » (p. 115), la phrase est pertinente mais on doit la nuancer de suite « d’égal à égal avec producteurs et conservateurs institutionnels de documents et de données ». Selon moi, il ne peut y avoir de véritable science des sources, des données et de leur interprétation que dans une collaboration décidée et égalitaire entre les différentes sciences humaines et les institutions de production et de conservation patrimoniale. Crier à la supériorité des Historiens n’est que vanité et quête d’une vaine gloire.
Entendons-nous : je ne nie pas l’importance des analyses de réseaux textuels, de la fouille de texte, du data mining, du distant reading. Mais, selon moi, seulement en parallèle et comme en contrepoint (ou en appui) avec une analyse plus traditionnelle, « qualitative », des sources. Les deux techniques, close et distant reading sont complémentaires11. L’utilisation des outils de visualisation, par exemple, permet de préciser un questionnaire, de poser des hypothèses, de cibler des données que l’on peut ensuite soumettre à un traitement qualitatif, obtenu en retournant aux sources elles-mêmes, voire, horresco referens , en les lisant, les unes après les autres (en échantillon ici, exhaustivement là-bas). La vision monolithique, voire monomaniaque, de History Manifesto ne me semble pas tenable, même en se cachant derrière le spectre de la mer des sources, présentée par Guldi et Armitage comme une sorte de triangle des Bermudes.
Cette dynamique de la mise en valeur historique des données, à la façon de History Manifesto, n’aurait cependant pas été possible avant la révolution numérique. Le levier pour faire bouger le monde, ce sont les outils du numérique. Armitage et Guldi en sont convaincus –et probablement ont-ils raison, du moins en partie. En partie, car les techniques sont encore balbutiantes et celles dont usent actuellement les Historiens sont encore bien peu innovantes –il suffit de voir le succès de l’horrible Filemaker, les « bases de données » que l’on nous présente en format Excel, pour ne prendre que des exemples banals de micro-informatique individuelle. Guldi et Armitage font preuve d’un optimisme émouvant, quand ils écrivent : « Over the last decade, the emergence of the digital humanities as a field has meant that a range of tools are within the grasp of anyone, scholar or citizen, who wants to try their hand at making sense of long stretches of time. […] » (p. 88-89). C’est avoir bien peu de connaissance du vrai terrain, des équipes de recherche et des chercheurs individuels, que de jeter à la face de la communauté de telles phrases. Oui, des outils existent. Il y a en a de plus en plus. Mais ils ne sont pas tous adaptés, ils n’ont pas tous été créés en relation avec des Historiens et surtout, ils ne sont pas prévus « ergonomiquement » pour un usage aisé par des chercheurs. Certains d’entre eux ont plus de goût pour la débrouille, mais combien, même parmi les plus jeunes, sont loin de s’approprier ces outils et d’en promouvoir le développement.
Enfin, l’open access –l’accès libre aux données et aus sources. Ce n’est, de toute évidence, pas le premier cheval de bataille des deux essayistes, même s’ils l’enfourchent de temps à autre (p. 99, 115 par exemple). C’est probablement là qu’on attendait plus longuement History Manifesto. Là et dans la promotion de l’open source, de l’interopérabilité, du web sémantique, de la promotion des standards de formats de données, dans le soutien à la neutralité du web. Mais ici aussi, rien ou presque. Il est trop facile de critiquer l’absence ou le silence des auteurs sur certains thèmes, je le reconnais. Il n’empêche que quand on veut proposer un nouveau mouvement historiographique ancré au sein des Humanités numériques, ne pas prendre position plus clairement et plus amplement sur ces terrains mouvants, particulièrement calés « dans le collimateur » des gouvernements, que sont la liberté du Net, la libre disposition des données et leur échange libre, cela pose problème, à tout le moins. Et enfin, pas un mot sur le souci de la conservation pérenne des sources et des données. Or, ici aussi, il s’avère assez piquant de promouvoir une démarche historiographique sur le traitement quantitatif de masses de données pour une nouvelle Histoire « longue durée » et ne pas réfléchir une seconde à la nécessité de préserver ces données…sur la longue durée.
De manière plus ou moins surprenante, le livre est ici ou là piqué de petits repentirs, comme pour rassurer le lecteur inquiet parce que trop érudit ou accroché à ses documents –misérable. Ainsi : non, la micro-histoire n’est pas un mal, au contraire, elle est bienvenue, en servante de la Grande Histoire, celle de la Longue durée (p. 57). Oui, l’approche critique des sources –ou plutôt des data, des données12– est bienvenue et même nécessaire : « […] a history that surprises us necessarily must depend upon a critical reading of data, and often the inspection of data of many different sorts. Critical history of this kind has a public purpose to serve, one that means synthesising available data from many sources and debunking the now-flourishing illusions about our collective past and its meaning » (p. 54). Heureux repentirs, peut-être trop épisodiques pour avoir assez de force de conviction.
Conclure ce long commentaire critique n’est pas simple. J’ai trouvé dans cet ouvrage exprimée toute la complexe crise que connaît l’Histoire. History Manifesto jette nombre de pavés dans la mare et certains éclaboussent bien, avec profit. Oui, l’historien a bien pour rôle de tenter de comprendre, d’expliquer, d’aller des petits évènements aux grands processus, de saisir la « Big Picture » et et ramener tout cela à une version courte, percutante et « échangeable » : « reducing a lot of information to a small and shareable version » (p. 13).
Mais au-delà de ces quelques éclaboussures salutaires, quelques déchirures difficiles à accepter dans la toile de la méthodologie historique. Ainsi, nombre de liens tissés entre des concepts par les deux auteurs américains sont problématiques. Revenons une fois de plus aux Big Data: les lier à la « nouvelle longue durée » semble bien un raccourci dangereux, un de plus. La longue durée n’a pas attendu les Big Data pour exister. Mais ils le reconnaissent : ils veulent lancer une mode. « Transnational history is all the rage. Transtemporal history has yet to come into vogue » (p. 15). Et ils le disent eux-mêmes : « Reformers and revolutionaries also need the big picture » (p. 21). Armitage et Guldi veulent changer le monde et créent donc une vision adaptée à leur besoin de changement. Ils méprisent les tournants, les révolutions (p. 47), et pourtant ils veulent la révolution!
Alors, History Manifesto, une fausse bonne idée ? Probablement. Une bonne idée, car cette remise en cause est salutaire, elle nous fait réfléchir et repenser notre travail. Quelques traits lumineux, ici ou là, au hasard des pages, montrent toute la science et l’intelligence des deux auteurs. Mais aussi bon nombre de raccourcis, d’approximations ou de positions brutales. On ne change pas un monde, si petit soit-il, avec un manifeste de cent vingt pages. Mais, je le reconnais, elles aident à réfléchir et m’ont permis de rédiger ces lignes avec plaisir. C’est déjà un petit succès.
Notes
1 « Eley and most of his generation mastered one archive at a time and worked with the conviction that these intense excursions into the history of the ‘Short Past’ could illuminate the politics of the immediate present » (p. 39).
2 On ne peut que déplorer le passage sur la constitution des archives publiques sur base des archives d’ancien régime, après les grandes révolutions, lorsque les nouvelles autorités publiques un peu partout en Europe tentent de construire un héritage documentaire pour justifier la politique actuelle –ou, pour certains, pour regretter cet ancien régime. Les auteurs citent ici les travaux de Lord Acton, en 1906. Ils continuent en mentionnant un changement de statut des historiens, passés alors du rôle de raconteurs généralistes en polémistes pointilleux : « A revolution in documents resulted, where the historian’s role changed from narrative artist and synthesiser to politic critic settling controversial debates with the power of exact readings of precise documents » (p. 49). D’abusives généralisations…
3 Bertrand P. et Jacobs Ch., Digital Humanities et critique historique documentaire : Digital ou Critical turn ?, dans Les Historiens et l’Informatique. Un métier à réinventer. Études réunies par Jean-Philippe Genet et Andrea Zorzi, Actes de l’atelier ATHIS VII organisé par l’École française de Rome, avec le concours de l’ANR, Rome, 4-6 décembre 2008, Rome, 2011, p. 125-139 (Coll. Ecole Française de Rome, 444). Voir les travaux de Frédéric Clavert et notamment son blog http://histnum.hypotheses.org/
4 Parmi les premiers à avoir noté ce renouveau, Guyotjeannin O., L’érudition transfigurée, dans Passés recomposés. Champs et chantiers de l’Histoire, éd. Boutier J., Julia D., Paris, 1995, p. 152-162 (Mutations, 150-151)
5 Tixhon A., Contrôler la Justice, construire l'Etat et surveiller le crime au XIXe siècle. Naissance et développement de la statistique judiciaire en Belgique (1795-1901), dans Revue belge de philologie et d'histoire, t. 77 fasc. 4, 1999, p. 965-100, voir http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_1999_num_77_4_4394 ; Artières Ph., La police de l’écriture. L’invention de la délinquance graphique 1852-1945, Paris, 2013 ; Chastang P., La ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier (XIIIe-XIVe siècle). Essai d’histoire sociale, Paris, 2013 (Histoire ancienne et médiévale, 121)…
6 Dernièrement : Offenstadt N., L’Histoire, un combat au présent (entretiens avec R. Meyran), Paris, 2014.
7 Ainsi le projet Biblissima : http://www.biblissima-condorcet.fr/
8 Pour détourner le titre d’un article de Joseph Morsel : Les sources sont-elles ‘le pain de l'historien' ?, dans Hypothèses. Travaux de l'École doctorale d'histoire de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2003, p.273-286, en ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00291737
9 Moretti F., Distant Reading, London/New-York, 2013. St.Onge R.E., « Compte rendu de Moretti (Franco), Distant Reading », COnTEXTES [En ligne], Notes de lecture, mis en ligne le , consulté le 14 décembre 2014. URL : http://contextes.revues.org/5870.
10 Comme le montrent déjà bien des projets, à l’instar de l’Equipex Biblissima déjà cité, qui associe la Bibliothèque nationale de France et bien d’autres institutions de conservations avec des institutions de recherche.
11 Voir par exemple une des dernières publications de Martin Grandjean : Intellectual Cooperation: multi-level network analysis of an international organization, 15 décembre 2014, en ligne : http://www.martingrandjean.ch/intellectual-cooperation-multi-level-network-analysis/
12 Car on ne parle pas d’ « archives » quand il s’agit de dire du bien de l’approche critique des sources.