Deux livres gris – sortir du présent

Deux livres de couverture cartonnées mat, léger carton un peu granuleux, gris surtout, couleur grise, contenant de petits cahiers de papier dense blanc cassé granuleux aussi, forte densité de matière, format très haut et peu large, presque oblong, livres de poche pour mettre dans les fontes. Achetés à la libreria Stendhal à Rome.

Finie hier, la lecture de la traduction du Menno ter Braak, « Le national-socialisme, doctrine de la rancune », traduction du néerlandais « Het nationaal-socialisme als rancuneleer ». Menno était historien, médiéviste, il avait étudié Otton III dans sa thèse de doctorat à l’université d’Amsterdam. Professeur de lycée, antiprotestant et anticatholique, il était un critique reconnu dans son pays. Lié à Edgar du Perron, il participe à l’union antifasciste des intellectuels aux Pays-Bas. Pourtant il doute des intellectuels face au fascisme. Il publie là en 1937, alors que mon père a un an à peine, ce petit traité qui veut démonter les mécanismes du fascisme. Il ne va pas les chercher, comme on l’aimerait peut-être tant, à gauche ou à droite, mais au coeur d’un mécanisme nitzschéen et profondément ancré dans la nouvelle histoire qui s’écrit depuis dix ans, dans les ressorts d’une réflexion sur les explications du monde. L’explication, c’est le ressentiment, la joie de la haine. Sans finesse ni degré. Brute, brutale. La transposition dans ce monde-ci fait peur. Entre un populisme revanchard et ressentimentard et un néolibéralisme qui pense out of the box sans un regard, pour la mort. Le risque du fascisme comme cette culture de la liberté de haïr, liberté étriquée, liberté de l’immédiat. C’est là que je retrouve le lien avec le passionnant et effrayant Orbital d’Elsa Boyer.

Lu, Orbital, petit livre sous couverture grise, conçu comme une description technique d’une fin d’un monde, ou plutôt de plusieurs fins du monde. Régulièrement, des morceaux de code extrêmement lisible balisent le texte. Le style semble technique, il l’est dans la mesure où les phrases sont courtes et percutantes, très descriptives, carrées, éclatées, violentes. Sous une apparence métallique ou lisse, l’expression est très complexe et profondément poétique, par le choix des mots. C’est un modèle d’écriture. Pas de comparaison ou d’autres artifices de plume que le choix et l’articulation de quelques mots. Le récit: le monde y disparaît sous terre dans une crise climatique où la nature devient l’ennemi dévorant, où le vert est une couleur intrusive, intruse qui s’insinue dans les circuits d’une expédition arrachée à la terre, par une femme qui s’érige en juge et dictatrice d’un petit monde où les survivants, répartis en classes pragmatiques, vivent dans la contemplation voyeuriste de la violence ultime infligée à l’autre et dans la contemplation voyeuriste en chemin vers un orgasme toujours poursuivi mais jamais accompli: des expéditions menées par deux excroissances, créations de la « Juge », que sont la « prototype » -une être guerrière informe féminine faite pour déchirer des corps- et « le coéquipier » -un homme transformé en machine à tuer, destinée à précéder et à suivre la prototype et à la guider dans ses tâches morbides, mourant à chaque expédition et recréée à chaque fois ; d’autre part un programme de réalité virtuelle qui consiste en une essence biologique aux courbes vertigineuses et aux ahanements à peine voilés, le goût de l’orgasme, ou plutôt du chemin vers l’orgasme, jamais assouvi; une quête en désir en volutes de chair et de fluides. Le voyage orbital, vers nulle part, destiné juste à tourner éternellement, est rythmé par la suite des paragraphes du livre, qui sont le temps de l’action, où on ne voit ni jour ni nuit. Juste un cheminement de la « Juge » dans sa propre perversion à elle, lançant le coéquipier qu’elle désire et aime manipuler comme une marionnette, vie après vie, mort après mort, souris avec laquelle elle joue, le laissant succomber à ses tentations renaissantes, à ses pulsions qui sortent, avant de le rattraper et de l’arrêter brutalement en lui arrachant les entrailles. Un péri-récit nous ramène sur la terre avant le départ: c’est là que l’on comprend que le long voyage orbital n’est qu’une réplique de la destruction de l’humanité, après avoir tenté d’y échapper. Livre effrayant et passionnant à la fois que l’Orbital d’Elsa Boyer, difficile à lire en septembre 2022, quand le monde passe son temps à bégayer des mots de fin du monde et que personne ne voit comment on pourrait en sortir.

Les deux livres gris se répondent, séparés par 85 années, deux à trois générations. La haine et la violence vécues et éprouvées sont au coeur des deux textes. Le passé ne peut plus compter, à les lire: il est éradiqué, seul compte un éternel présent, passé dans la jouissance de la violence et de la haine, tant qu’elle satisfait. Nous sommes là, au fond, dans cet insupportable sous-monde. Restent le rêve, le passé, l’autre, l’avant. S’il n’y avait plus que ce présent figé, métallique, jurassique, haineux… Mais heureusement, il y a un autre possible.

Je crois fermement que l’imagination et l’histoire peuvent jeter les bases intellectuelles d’un autre possible. Je pense que rien ne peut se faire sans imagination. Ce qui distingue l’historien du romancier, c’est que l’historien met l’imagination au début, au milieu et à la fin de son processus de réflexion critique, tandis que le romancier n’impose pas de cadre critique mais un cadre de création pure et juste ce cadre de création, machiné à l’imagination. Comment pourrions-nous historiens lancer des hypothèses sans imagination? Comment sortir du cadre dur d’un présent métallique sans imagination? Comment écrire sans voir paupières fermées les hommes et les femmes en ébats écrits? Comment écrire ces ébats sans une plume trempée à l’imagination? Et: où mettre les limites de l’imagination? C’est le plus difficile. On peut basculer comme pour rire.

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