La fin nécessaire et heureuse des Humanités numériques #DHIHA8

Emilien Ruiz vient de publier un texte très intéressant, jetant une fois de plus un pavé dans le marigot de la communauté scientifique. Un de plus, comme nombre de prophètes le font maintenant régulièrement depuis des années. Comment intégrer enfin le numérique dans le corps des enseignements, comment sortir des multiples apories dans lesquelles il s’enlise un peu désespérément?

Je voudrais ici doubler son cri à la face de notre petit monde qui adore ces querelles picrocholines : les Humanités numériques n’existent pas. Elles n’existent plus. Peut-être n’ont elles jamais existé?

Je conçois bien que ce cri ne va pas plaire. Car en fait, les Humanités numériques existent bien, sous une forme institutionnelle, sous une carapace de formations diverses, de cours, de groupes et d’associations, de structures politico-moralisatrices qui, reconnaissons-le, garantissent du pognon, pour reprendre un mot désormais justifié par la voix d’un leader d’opinion bien connu. Faut-il que ces structures se pérennisent? Cela dépend de leur utilité collective, très concrète et je laisserai le lecteur en décider à la fin de la lecture de ce pamphlet.

Au-delà de ces structures wébériennes, s’agissant de l’enseignement, les Humanités numériques restent un mirage. Résumons le propos: il s’agissait de donner aux Humanités ce surgoût de numérique qui lui est nécessaire. Mais nous restons emprisonnés dans un robot ridicule construit façon steampunk: tout le monde se demande comment insérer du numérique dans nos enseignements, comment remplacer son bras gauche par du quantitatif, ses yeux par des formations SIG et dataviz, ses pieds par des bases de données, son bras droit par le désormais essentiel carnet Hypotheses. Tout cela relève du bricolage.

Le problème doit être posé autrement. Etes-vous contents des enseignements que vous dispensez aujourd’hui? Correspondent-ils à ce que les étudiants attendent? Dans tous les cas, vous répondrez « non », avec ou sans « DH included ». Emilien Ruiz a dit: « il faut refaire les maquettes en fonction » ; Gautier Poupeau insiste: « et penser en fonction des métiers de demain« . Et moi, je vous dis: « il faut revoir TOUTE la formation de l’historien/historienne ». Ce jour encore, je discutais avec une professeure d’histoire culturelle du Proche-Orient médiéval au fond d’un petit resto new yorkais, et nous concluions que nous Européens avions tant perdu depuis la mise en place à l’arrache et sans finesse souvent, « à enveloppe fermée », de « Bologne », quand on a allongé la sauce pédagogique en ajoutant des cours de matière sans se demander à quoi ils allaient servir. Il faut revenir aux fondamentaux et se demander « que voulons-nous former? ». Pour moi comme pour la plupart des enseignante et enseignants auxquels je parle, c’est simple: des chercheuses et chercheurs en histoire. Pas des tirelires à dates, pas des bachoteurs sans fard, pas des régurge-matière.

Nous devons former des techniciennes et techniciens de l’Histoire, qui doivent être capables de faire leurs premiers travaux dès la première année de formation. Qui doivent pouvoir entreprendre leurs premières recherches sur sources dès le départ. Qui doivent lire des travaux en langues étrangères dès la première année. Qui doivent alors être capable de distinguer une monographie d’une édition de sources. Qui doivent être capables de distinguer entre les sources nées numériques et les autres très vite. Qui doivent être capables de rédiger en français correct des textes structurés assez vite. Qui doivent être capables de retrouver et de lire dans les grandes lignes une charte du 15e s. ou des registres de comptabilité d’une aciérie du début du 20e s. dès la 2e ou la 3e année. Qui soient capables de lire et de dessiner une carte géographique dès la 2e année. Utopie, fantasme? Il faudrait d’abord nous remettre en question. Si c’est ce que nous voulons, nous pouvons au moins tenter de modifier nos maquettes en conséquence. Et nous mettre à l’ouvrage. C’est à nous de donner des cours de techniques historiennes, dès la première année, en introduisant la manipulation et la maîtrise de tous les outils, en commençant par Zotero et en continuant avec les bases de données bibliographiques et les plateformes d’éditions de contenu. Il faut densifier l’existant. C’est à nous de déployer ces cours de techniques dans toutes les périodes de l’histoire. A nous d’ajouter la maîtrise de la BVMM à celle des inventaires d’archives anciens. Mais on ne peut pas s’arrêter là. Bien sur, il faut réapprendre l’écriture aux étudiants et pour ce faire ouvrir aux procédures éditoriales –à toutes les procédures, y compris aux plus audacieuses. Bien sur, il faut un cours d’ouverture à l’informatique pour ajouter du liant, sur le même plan que les cours de diplomatique ou de paléographie. Mais, me direz-vous horrifiés, le numérique a changé notre façon de travailler, il faut en avoir une vision réflexive et critique? Bien sur. Réintroduisez de bons cours solides de critique historique ou de méthodologie critique, en conjugant les démarches de critique externe/interne au temps du numérique, qui à ajouter vos exceptions et vos particularismes. Un peu plus tard dans la formation, il nous faut des exercices d’écriture, des exercices de recherche: c’est ici qu’il faut intégrer les outils de visualisation de données, d’analyse graphique, de fouille de données. C’est sur le terrain de la recherche qu’on apprend ces outils, pas en frontal. Couplez cela avec des exercices d’écriture, faites rédiger des notices Wikipedia ou des articulets que vous publierez dans le carnet Hypotheses du cours. Faites-leur rédiger leurs premiers travaux dès lors… Attention, il s’agira de bien balancer l’équilibre des travaux pour ne pas écraser de travail les étudiants.

Oui, cela va demander la suppression de quelques cours de matière. Et alors? Les étudiants ne seront-ils pas davantage heureux et n’auront-ils pas enfin le sentiment vrai de maîtriser des techniques, ces techniques dont ils ont tant besoin dans le monde professionnel? Ne vous y trompez pas, je suis farouchement opposé à la professionnalisation de la formation d’historien, du moins dans les trois à quatre premières années d’étude. Car la formation d’historien est déjà en soi une formation professionnelle, éminemment polyvalente. Je suis persuadé que la conséquence sera un accroissement du nombre d’étudiants en master. L’histoire ne s’en portera que mieux. Et, pour suivre les commentaires de Gautier Poupeau, si des enseignements plus spécialisés peuvent se surajouter pour doper les compétences des étudiants, autour de techniques numériques de pointe comme d’autres compétences, alors le pari sera réussi.

Oui, comme Emilien Ruiz, Gautier Poupeau et beaucoup d’autres, je suis convaincu que le numérique a sa place au sein du cursus d’études historiennes. Comme eux, je pense que cela passera par la construction collective, rassemblant les collègues en les intégrant et non pas en créant des niches DH pour happy few. Je plaide pour un abandon sur le terrain de l’enseignement du concept d’Humanités numériques. Il est temps de reconstruire nos enseignements de manière globale et complète. Je crains en effet que ce soit douloureux au début, mais je n’ai aucun doute sur le succès rapide.

On me rétorquera un des avantages des DH: celui de rapprocher des champs disciplinaires qui jusque là ne s’étaient pas parlés, comme le monde littéraire et le monde des historiens. Mais a-t-on besoin des DH pour cela? Ces rapprochements ne peuvent-ils pas se faire indépendamment de ces outils? La transdisciplinarité des DH est une vraie qualité technique, mais aussi un épiphénomène sur le plan de la formation.

Depuis plus de dix ans, j’enseigne que les Humanités numériques constituent une métadiscipline transitoire. Il est temps qu’elle passe et que, sur son temple abattu, nous construisions une nouvelle cathédrale pour réapprendre l’histoire.

6 réflexions au sujet de “La fin nécessaire et heureuse des Humanités numériques #DHIHA8”

  1. Merci pour cet excellent billet. Sur le fond je suis totalement d’accord avec toi. La formation « par la recherche » me semble devoir constituer le fondement et la plue-value des cursus en histoire. Je suis un petit peu plus réservé (pessimiste ?) quant à notre capacité à faire passer de type de propositions auprès des collègues (en France).

    Je m’explique : si l’on met de côté (ce qui n’est déjà pas une mince affaire…) les questions relatives aux prés carrés, aux hiérarchies plus ou moins explicites qui passent aussi par le type de cours dispensés, etc. l’obstacle le plus important à une véritable (et heureuse) refonte de la formation universitaire en histoire dans la direction que tu proposes, ce sont les concours.

    L’ensemble de la formation est souvent pensée comme une ligne droite vers le passage du CAPES et de l’Agrégation ; le reste n’est qu’accessoire. Il n’y a qu’à voir les réactions auxquelles on ne manque pas d’assister lorsque l’on propose de revenir sur la sacro-sainte dissertation et le commentaire de (d’un et un seul) document en première année par exemple. Passons sur l’agrégation comme sésame du supérieur (qui n’est pas sans poser de questions mais j’ai déjà développé quelques réflexions à ce propos… et ce n’est pas le coeur du problème ici). Ici, le véritable problème, c’est que pour encore beaucoup (trop) de collègues, l’unique débouché des études en histoire, c’est l’enseignement secondaire, et les formations sont conçues en vue, et parfois uniquement en vue, des concours… d’où la place occupée par les exercices dits « canoniques ».

    Je me souviens de l’un de mes profs à Paris 7 qui, au tout début des années 2000, dans un cours optionnel en DEUG ou Licence, refusait de faire faire des commentaires de documents mais demandait des « essais », sorte de mini-mémoires, aux étudiants. Un jour dans le couloir il nous avait expliqué pourquoi, sur le ton d’un « on formate les étudiants sur un exercice qui, en réalité, ne correspond pas du tout à notre manière de travailler ; les documents cela se confronte, cela se croise » (le genre de prof qui m’a donné envie d’aller plus loin et de faire de la recherche…).

    L’autre obstacle, c’est l’allergie développée par nombre de collègues à l’idée même de réflexion sur les débouchés professionnels. Pourtant, je pense comme toi que former des chercheuses et chercheurs, c’est permettre aux étudiantes et étudiants d’acquérir des compétences tout à fait transposables à d’autres mondes professionnels, et des compétences qui ne s’acquièrent pas ailleurs. Et ce n’est pas se compromettre que de le revendiquer, bien au contraire.

    Je trouve, en tous les cas, tes propositions très stimulantes et j’espère que, de « vagues » en « vagues », les maquettes qui doivent progressivement passer à l’approche « par compétences » se saisiront de cette occasion pour amorcer un virage dans cette direction… j’en connais qui tente de le faire, je crains que cela ne soit pas majoritaire

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