Citerne – chroniques de la petite peste – 21

Liège, 7 mai 2020, presque minuit.

Je suis à Pierreuse depuis deux jours. J’écris pour ne rien oublier de toutes les heures que je passe dans cette petite maison de briques. Yllam m’a ouvert hier, à la fin de la matinée, j’ai retrouvé Rosa Roth, le visage émacié, belle comme une chute de marbre de Carrare. Yllam reste au rez-de-chaussée, c’est plus facile et plus prudent pour lui, la petite porte du jardin peut lui permettre de gagner les pavés de Volière en traversant les jardins mitoyens. Rosa a rejoint l’étage, ses yeux brillent de fièvre, elle a encore changé de visage. Son visage s’est creusé, ses paupières se sont assombries, ses lèvres ont perdu leur carmin. Ses yeux sont redevenus marrons, sombres comme il y a vingt-cinq ans quand j’y lisais l’essentiel de ma vie.

Cela deux jours et une nuit que nous parlons sans arrêt. Elle parle pour ne pas perdre pied. Elle me raconte ses quatre-vingt-quatorze années, et celles de ses parents, de ses proches, celles des gisants de Pologne, celles de Marie Delcourt, d’Alexis Curvers, de Léon-Ernst Halkin, encore et encore. Je soupçonne qu’elle répète tout sans arrêt pour que je retienne la litanie par coeur. Elle m’emplit de ses honneurs. Au fond, nous ne sommes que cela, historiennes et historiens, des citernes plus ou moins larges, aux parois alambiquées, qui se remplissent lentement. Notre ambition et notre orgueil est de croire que nous pouvons retrouver le passé, alors que c’est lui qui nous trouve. Qui nous occupe. Le développement et l’application de notre sens critique n’est rien d’autre qu’un travail de tâcheron pour développer notre oreille, pour entendre mieux, plus distinctement. Tout le reste est vanité.

Je craignais l’arrivée de la nuit à Pierreuse, dans cette maison froide. J’avais raison. Je me suis glissé sous les draps dans le grand lit de Rosa, parce qu’elle grelottait de fièvre et que je voulais lui donner ma respiration, le souffle qui lui manque. Je l’ai serrée contre moi et elle s’est serrée contre moi, sa peau fragile sentait les fruits amers. Elle a dormi un peu puis, vers minuit, elle a crié, prise entre les mondes, un petit cri gris et triste. J’ai allumé la petite lampe de chevet, elle me regardait avec ses yeux marrons plus sombres que jamais, plus brillants que jamais et elle m’a dit c’est le moment, je crois. Elle m’a demandé de sortir du lit, d’ouvrir le petit secrétaire en bois de cerisier, d’en extraire deux cahiers d’un petit compartiment secret -il y a toujours des compartiments secrets dans ces petits secrétaires. Je les ai ramenés entre nous dans le grand lit et elle m’a expliqué, lentement, en parcourant les pages très jaunes et très friables de ces petits cahiers lignés et margés. Elle m’a dit que c’était là le récit des mille vies des gisants de Pologne, reçues des lèvres grises, dites avec les souffles effondrés. Puis rassemblées patiemment par Rosa, après chaque Kaddish, répétées cent fois au coeur de la nuit, puis enfin, quand elle rentra, déposées au coeur de ces cahiers. Que je devais m’en faire le dépositaire, que je devais les rendre au monde. J’ai dit oui, elle s’est apaisée, elle s’est endormie.

Ce matin et tout ce jour, elle a repris des forces. Elle a bu un peu, elle a mangé de la soupe préparée par Yllam. Nous avons encore beaucoup parlé. Yllam pense que cela va aller. Je crains la nuit qui vient.

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